[…]
Qu’est-ce que la mélancolie si ce n’est,
comme le disait Kierkegaard, une « hystérie de l’esprit » : la
conscience déboussolée d’un temps qui ne passe pas ou, ce qui revient au même,
n’en finit pas de « passer » sans qu’il soit possible, à son passage,
de rien retenir, de rien récolter ? La caricature stérile de la
Tempérance, en somme, nouant d’un seul geste le flux de ce qui s’écoule et la
mesure inchangée de ce qui indéfiniment perdure. Pour le mélancolique dont
l’âme semble à jamais dissociée du cœur, tout a désormais le visage de la stérilité,
la morosité d’un interminable hiver de l’esprit, sans qu’il soit possible
d’imputer à l’un de ces trois « moteurs » de la vitalité l’unique
responsabilité d’une telle prostration. Si c’est la chaîne tout entière qui est
affectée, on ne peut non plus se contenter d’associer cet état de frigidité à
la conscience de l’écart entre le possible et le réel, le désiré et le
désirable, dont le personnage de Faust aurait au seuil des Temps modernes
incarné la tragique futilité. Car la conscience d’un tel écart motivait aussi,
comme le rappelle Michel Certeau, l’élan et l’émoi mystiques : « Un
deuil inaccepté, devenu la maladie d’être séparé, analogue peut-être au mal qui
constituait déjà au XVIe siècle un ressort secret de la pensée, la Melencholia ».
[…]
Chapitre X, La Royauté de Saturne
[…]
Redonnant ses lettres de noblesses à
l’hypothèse aristotélicienne d’une étroite connivence entre génie et
mélancolie, Ficin l’a réintégré au sein d’une vision tripartite à l’époque
encore traditionnelle faisant de l’âme de l’homme, comme de celle du monde, la
médiatrice entre ciel et terre, corps et esprit. De l’harmonisation de ces
trois instances, et d’une régulation subtile des Éléments (Eau, Air, Terre,
Feu) dépend la santé, physique et spirituelle. Déjà délicate à réguler chez
tout être humain, cette exigence vitale de « mesure » l’est encore
davantage chez ceux des sédentaires mélancoliques que l’étude à placé sous le
signe de Mercure et surtout de Saturne « qui élève l’homme de recherche
aux plus hauts secrets », condamne à de longues heures de concentration
mentale et de stagnation physique. Déjà naturellement portés à la méditation, à
la réflexion solitaire et aux longues veilles studieuses du fait de leur
complexion saturnienne, ces studiosi
voient leurs dispositions foncières encore aggravées, « plombées »
devrait-on dire, par l’étude, de telle sorte que leur esprit ainsi confiné
« s’émousse la pointe de l’entendement à la splendeur de la vérité »
dit joliment Ficin, les comparant aux hiboux, chouettes et autres chats-huants
faisant de la nuit le jour et du jour la nuit. Double fatalité donc,
semble-t-il, que celle d’un tempérament d’abord puis d’une activité qui,
cultivant cette attraction spontanée de l’âme pour le « centre » des
choses et du monde, conduit néanmoins vers la paralysie, l’asphyxie psychique
ceux qui s’y consacrent trop assidument. / Provoquant un resserrement, une
constriction extrême, un assèchement du fluide vital qui, toujours attiré par
le centre des choses n’irrigue plus leur périphérie, la propension mélancolique
due à Saturne génère sa propre topographie : « Or se recueillir de la
circonférence au centre, et demeurer fiché au point du milieu, est
principalement le propre de la terre, à laquelle certainement l’humeur noire
est fort semblable. Ainsi la mélancolie provoque-t-elle continûment l’âme à ce
qu’elle se recueille, s’arrête en contemplation sur un point qui, semblable au
Centre du Monde, la contraint à rechercher le centre des choses singulières, et
l’élève pour comprendre toutes les choses les plus sublimes, d’autant qu’elle a
fort grande convenance avec Saturne, qui est la plus haute des planètes. »
Dürer, Melencholia
(1514)
[…]
Comment restaurer ce potentiel de
transformation bien connu des hermétistes voyant dans tous les états
« saturniens » — la mélancolique Nigredo en particulier — la clef du
Grand Œuvre alchimique ? En retrait de l’avant-scène où gisent les outils
devenus inutiles, le creuset pourrait faire office de rappel quant à
l’existence d’une autre manière de mesurer et d’œuvrer.
[…]
Si l’on peut à la rigueur envisager qu’un
banal contrepoison « solaire » vienne à bout des états mélancoliques
ataviques (tempérament) ou occasionnels (dépressifs, dirions nous aujourd’hui),
la mélancolie saturnienne requiert un autre traitement lorsqu’elle s’avère la
face sombre mais inévitable du génie ; le plus troublant étant justement
que le processus créateur ne s’offre plus ici comme catharsis de l’état
mélancolique, comme on le pensera à partir du romantisme. Simple temps mort ou
avertissement plus décisif ? Interprétée par les romantiques, et les
Modernes en général comme une préfiguration de la génialité mélancolique en proie
aux affres de la création, Melencholia I
pourrait tout aussi bien désigner ce temps mort où la création seule ne répond
plus à l’attente du « génie » dont la vocation serait moins de créer
des œuvre, si sublimes soient-elles, que de transmuer le cours de l’existence
en destin.
(À suivre)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire