Cette reconstruction Debord l’a nommée :
détournement. Mais un détournement c’est aussi un vol — il s’est d’ailleurs
flatté d’avoir volé les extraits de films qu’il a utilisé dans In girum. (On notera aussi, incidemment,
que le prisonnier qui s’évade en rêve dans Juliette
ou la clef des songes a été condamné pour un vol commis par amour.) Comme le note Boris
Donné, « […] loin de tout
réinventer, Debord s’approprie volontiers les formulations les mieux frappés et
les plus frappantes des œuvres littéraires et philosophiques d’un passé qu’il
n’a garde d’oublier […] » ; et un autre commentateur faisait
remarquer que si « les
situationnistes voulaient être “les partisans de l’oubli” (IS, 2/4) ; ils pouvaient difficilement
prévoir que le spectacle lui-même se ferait le porteur de l’oubli de tout passé
historique »* — et pourtant. Comme le dit encore Donné : « Cette insistante apologie de l’oubli paraît
être l’effet d’une posture idéologique plutôt que d’une “passion” véritable. »** ;
et cette posture est double :
elle regarde de deux côtés à la fois : « D’un côté la nostalgie des villes anciennes et des sociétés
traditionnelles ; de l’autre la fascination pour le potentiel émancipateur
des sciences et de l’industrie : le mouvement situationniste apparaît
comme une sorte de Janus bifrons,
tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir. […] »***
On peut difficilement courir deux lièvres
à la fois — surtout quand ils vont dans des directions diamétralement
opposées. On pourrait dire aussi, en usant d’une autre métaphore, que
l’I.S. a misé sur le mauvais cheval en pariant qu’il était possible de gagner
dans une course au changement qui a tout emporté sur son passage — l’I.S. y
compris. Quelque peu dégrisé, Debord dira, plus lucidement, à la fin d’In girum : « Nous étions nous-mêmes, plus que personne,
les gens du changement, dans un temps changeant. Les propriétaires de la
société étaient obligés, pour se maintenir, de vouloir un changement qui était
l’inverse du nôtre. Nous voulions tout reconstruire, et eux aussi, mais dans
des directions diamétralement opposées. » On sait ce qu’il arrivât.
On a dans In
girum l’exemple parfait de cette reconstruction sélective opérée à partir
de fragments divers qui une fois réorganisés se présentent comme l’histoire du
sujet lui-même qui raconte l’histoire — mais aussi qui raconte des histoires. Il faut revenir sur Juliette ou la clef des songes. Ce film a été présenté à Canne en
1951, l’année même où le jeune Debord rencontrait Isou qui venait y présenter
son propre film : Traité de bave et
d’éternité qui allait décider de son avenir. C’est plus qu’une simple
coïncidence.
Dans le film de Carné, on peut entendre la
réplique suivante, adressée au prisonnier qui s’est évadé au pays de l’oubli, par
Barbe Bleu dans le château duquel il vient de s’introduire et à qui il fait les honneurs de sa bibliothèque : « Vous
admirez mes livres ; ils vous étonnent sans doute, il y a de quoi. Je
possède tous les volumes d’histoire qui ont été écrit dans le monde. Mais vous
êtes inculte, peut-être ? Moi, j’ai tout lu, vous m’entendez ?
Tout ! Je lis, je relis, je compulse, je déchiffre, je cherche… Je
cherche, je cherche ; et je trouverai ! Il y a des aventures
admirables ; mais où est la mienne ? Oui, tel que vous me voyez, j’ai
joué un grand rôle dans l’histoire, un très grand rôle même ; mais
lequel ? Toute la question est là. Ai-je été un vainqueur, un despote, un
tyran, un saint ? Qui m’aidera à dissiper ces ténèbres ? Hélas,
personne ne m’aide, personne. »
Il est difficile de savoir si Debord a vu le
film de Carné à Canne en même temps que celui d’Isou ; ce qui est certain,
c’est qu’il l’a vu, à Paris, sans doute en 1952, avec Michèle Bernstein ;
et que le passage cité précédemment n’a pu que frapper le jeune révolté qu’il
était.
__________________
* Anselme Jappe, Guy Debord, Denoël.
** Boris Donné, Pour Mémoires, Allia.
*** Parick Marcolini, Le Mouvement situationniste, L’échappée.
(À suivre)
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