Paul
Jorion, Misère de la pensée économique,
Fayard. Extrait du chapitre intitulé : Pourquoi
la « science économique » n’existe pas*
[…]
Dans Le capitalisme à l’agonie, je parle de
Karl Marx en l’appelant « celui dont on a effacé le nom »** (Jorion,
2011 : 227). Bien sûr, on sait encore qui il est, mais je parle là
essentiellement de lui dans le cadre de la « science » économique, et
il est vrai qu’on y a effacé son nom pour une raison bien simple : parce
qu’il avait eu le mauvais goût de compléter sa réflexion économique par un
projet révolutionnaire.
[…]
Marx
avait commis deux impairs lourds de conséquences : d’une part il avait
affirmé que le capitalisme était mortel ; d’autre part il s’était placé à
la tête d’un projet révolutionnaire visant à le renverser. Aussi fit-on barrage
du côté des milieux financiers et on facilita la vie à quelques volontaires, les
grands penseurs du début de la pensée économique, « marginaliste »,
devenue aujourd’hui la norme : les Stanley Jevons (1835-1882) en
Grande-Bretagne, Carl Menger (1840-1921) en Autriche, Léon Walras (1834-1910)
en France et en Suisse, prêts à démontrer que le capitalisme était invincible,
et disposés à bâtir une « science » économique fondé sur ce postulat.
[…]
[…]
Les
marginalistes rétréciront le champ de l’économie
politique pour en faire une « science » économique où tout ce qui
posait jusque-là problème et requérait une explication à la hauteur du
caractère fondamental de la question posée en serait exclu. Ainsi la
répartition du patrimoine et la redistribution de la richesse nouvellement crée
seraient considérées comme de simples données, puisque découlant de la
propriété privée décrétée, elle, « fait naturel » ; de son côté,
la « lutte des classes » ne serait rien d’autre qu’une expression de
ressentiment de la part de ceux qui se révèleraient incapables de comprendre le
phénomène, lui aussi naturel, de la division du travail.
[…]
Ce
qui a été bâti au cours de plus d’un siècle et demi de « science » économique
n’a pas grand-chose à voir avec une science à proprement parler et – sous
couvert de mimer cette branche de la physique, née au XVIIe siècle,
qu’on appelle la mécanique, dont l’astronomie est le principal champ
d’application – a constitué en réalité un système de croyance fermé, bien plus
proche d’une religion que d’une science, en raison de son caractère dogmatique.
[…]
Le
capitalisme étant immortel selon la « science » économique, tout
signe de son effondrement est illusoire et ne peut consister qu’en une lecture
incorrecte de la partie basse d’un cycle qui ne peut être suivie que par le
retour de sa partie haute : quoi qu’il advienne, le retour à la normale
interviendra à terme. Quant à la survenue de cette partie basse d’un cycle,
elle relève, comme je l’ai annoncé, d’une cause unique : les interférences
de l’État dans l’économie et la finance. / La « science » économique
produite de 1870 à nos jours interdit l’éventualité de sa réfutation. Il ne
s’agit pas, chez elle, de théories dont la vérification relève de la méthode
expérimentale, mais d’un dogme dont las propositions ne disparaîtront qu’avec
elle. […]
___________________
*
Voyer répondrait : fastoche ! Parce que « l’économie n’existe
pas », of course. Il est trop
fort ce Voyer.
**
On rappellera aussi que les « Amis de Guy et de l’Internationale réunis »
ont eux aussi essayé d’effacer le nom de Voyer de l’histoire situationniste —
et qu’ils n’ont pas trop mal réussi, jusqu’à présent ; ça ne durera pas toujours.
(À
suivre)