[…]
imaginez […] les remarques que pourrait faire un observateur, un Méphistophélès
spectateur des destins de notre espèce, qui, posté un peu au-dessus des
humains, considérerait notre condition, notre vie d’ensemble, comme elle passe,
comme elle se transforme, comme elle se consume depuis un siècle environ. Il
aurait grand sujet de se divertir à nos dépens en constatant le curieux
retournement de nos efforts inventifs contre nous-mêmes. Tandis que nous
croyons nous soumettre les forces et les choses, il n’est pas un seul de ces
attentats savant contre la nature qui, par voie directe ou indirecte, ne nous
soumette, au contraire, un peu plus à elle et ne fasse de nous des esclaves de
notre puissance, des êtres d’autant plus incomplets qu’ils sont mieux équipés,
et dont les désirs, les besoins et l’existence même sont les jouets de leur
propre génie. / – Vous ne voyez donc pas, dirait ce diable aux yeux clairs,
vous ne voyez donc pas que vous êtes de simples sujets d’expériences
extravagantes, qu’on essaie sur vous mille actions et milles substances
inconnues ? On veut savoir comment vos organes se comporteront aux grandes
vitesses et aux basses pressions ; et si votre sang s’accommode d’un air fortement
carburé ; et si votre rétine peut soutenir des brillances et des
radiations de plus en plus énergiques… Et ne parlons pas des odeurs, des bruits
que vous endurez, des trépidations des courants de toute fréquence, des nourritures
synthétiques, que sais-je !... Et quant à l’intellect, mes amis, quant à
la sensibilité – c’est à quoi je m’intéresse le plus –, on vous soumet l’esprit
à une merveilleuse quantité de nouvelles incohérentes par vingt-quatre heures ;
vos sens doivent absorber, sans un jour de repos, autant de musique, de
peinture, de drogues, de boissons bizarres, de spectacles, de déplacements de
brusque changements d’altitude, de température, d’anxiété politique et
économique, que toute l’humanité ensemble, au cours de trois siècles, en
pouvait absorber jadis ! / Vous êtes des cobayes, chers hommes, et des
cobayes fort mal utilisés, puisque les épreuves que vous subissez ne sont
infligées, variées, répétées, qu’au petit bonheur. Il n’est point de savant,
point d’assistant de laboratoire qui règle, dose, contrôle, interprête des expériences,
des vicissitudes artificielles, dont nul ne prévoit les effets plus ou moins
profonds sur vos personnes précieuses. Mais la mode, l’industrie, mais les
forces combinées de l’invention et de la publicité vous possèdent, vous
exposent sur les plages, vous expédient à la neige, vous dorent les cuisses,
vous cuisent les cheveux, cependant que la politique aligne nos multitudes,
leur fait lever la main ou dresser le poing, les fait marcher au pas, voter,
haïr ou aimer ou mourir en cadence, indistinctement, statistiquement !
Paul
Valery, Regard sur le monde actuel et
autres essais, folio essais.
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