La jeunesse de Debord est évidemment liée à
une ville : Paris ; qui avec Florence et Venise constitue les trois
stations d’un chemin de l’exil qui s’achèvera dans les montagnes d’Auvergnes —
mais n’anticipons pas.
« Mais moi, n’ayant pas ressemblé à tous
ceux-là, je pourrai seulement dire, à mon tour, “les dames, les cavaliers, les
armes, les amours, les conversations et les audacieuses entreprises” d’une
époque singulière. » Cette citation de l’Arioste, placé comme en exergue avant
que ne débute la séquence consacrée à Paris et à la jeunesse, mérite qu’on s’y
arrête. Il s’agit d’un détournement des premier vers du premier Chant du Roland Furieux. Il faut se souvenir que
l’épopée chevaleresque de l’Arioste « se concentre essentiellement dans un
bloc de chants qui traite du siège de Paris par les Maures », comme le
rappelle Italo Calvino*. Mais ce n’est pas tout. Si l’on se reporte à la fin du
poème, au quarante-sixième Chant, on y verra « [l]e navire poème [qui] arrive
au port, et sur le môle, pour l’accueillir […] les dames les plus belles et les
plus aimables des cités italiennes, les chevaliers, et les poètes, et les lettrés.
[…]. Par une sorte de renversement structurel, le poème sort de lui-même et se
regarde à travers les yeux de ses lecteurs, se définit à travers le recensement
de ses destinataires. Et, à son tour, c’est le poème lui-même qui sert de
définition ou d’emblème à la société des lecteurs présents et futurs, à
l’ensemble de ceux qui participeront à son jeu et se reconnaîtront en lui. »**
Ce n’est certes pas à travers les yeux de poisson mort du spectateur que le
film de Debord pourra se regarder ; mais on peut malgré tout faire le
rapprochement avec son œuvre dont le contexte est évidemment radicalement
différent : tout est devenu mauvais sur cette « terre gâtée » aux
eaux polluées où une civilisation fait naufrage. Les« beaux enfants »,
comme « l’aventure » qu’ils poursuivaient, sont morts ; et en
fait de « navire » il ne reste plus qu’un bateau fantôme à la dérive —
le « Vaisseau des Morts » — que personne n’attend dans aucun port. On
voit, à travers cet exemple, qu’une citation détournée (ou pas), peut renvoyer
à l’ensemble de l’ouvrage dont elle est tirée, et qu’il faut alors examiner,
pour retrouver d’autres éléments significatifs vers lesquels elle fait signe.
Cela vaut également pour certains extraits de films.
Juste avant la citation de l’Arioste, le
« Vaisseau des Morts »apparaît pour la troisième fois dans le film :
« Travelling sur l’eau dans le canal
de la Guidecca, et vers cette île. » La seconde se situe peu avant,
pendant que Debord justifie son film auquel rien ni personne — « Une dame de Venise. » — n’a pu le
faire renoncer : « Travelling
sur l’eau, longeant un mur aveugle de l’île de San Giorgio. » Et la
première encore en amont : « Travelling
sur l’eau, s’éloignant de l’île de la Guidecca, en direction de Venise. »,
alors que la « bouche d’ombre » profère : « J’ai mérité la
haine universelle de la société de mon temps […]. » On peut voir, dans la
seconde où le bateau longe San Giorgio avec ses cyprès, une évocation de L’île des morts de Böcklin ; même
si « l’île des morts » de Venise n’est pas San Giorgio mais San
Michele, la première renvoie, à n’en pas douter, à la seconde qui ne sera
jamais montrée. Il faudra suivre précisément la navigation de ce bateau autour
de Venise pour le voir longer les murs de l’arsenal dans la direction de San
Michele.
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* et ** Présentation du Roland Furieux, Seuil.
(À suivre)
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