Extraits* choisis (suite) :
La
Société du spectacle
de Guy Debord a servi de bréviaire révolutionnaire à l’intelligentsia
radicalisée, sûre désormais de ne jamais être prise en défaut. Nulle
possibilité, en effet, de retrancher si peu que ce soit de ce qu’il annonce,
car nous sommes avec ce texte à la fin de l’histoire, la révélation de l’esprit
qui se définit soi-même comme esprit absolu. Et de fait, la révolution dont il
expose la loi est thèse, antithèse et synthèse à la fois, et ne laisse rien au
hasard, et surtout pas le hasard lui-même qu’il est préférable d’intégrer à
l’ordonnancement des événements. Les maximes, en forme de sentences, sur
« le spectacle » égrenées au fil des pages fournissent la réponse aux
problèmes avant même que la question soit posée, si bien qu’il faudrait les
classer par ordre alphabétique pour en faciliter l’utilisation.
[…]
Ce fin mot de la critique a consisté à
subsumer toute la sphère de la production culturelle dans la sphère de la
représentation idéologique et peu à peu tout rapport dominant fut proclamé
« spectacle ». Faut-il y voir une illustration de ce que Marx dit de
la « chasse au mot magique » et « des vertus miraculeuses du mot
transcendant », le mot qui « joue parmi les mots le même rôle que
l’homme-dieu-rédempteur parmi les hommes ».
[…]
Le principal théoricien situationniste a
laissé sur son bureau une note à l’intention des générations futures :
« Guy Debord a écrit sur cette table La
Société du spectacle en 1966 et 1967 à Paris au 169 de la rue
Saint-Jacques. » Nous savons donc à quel endroit s’est écrit l’Histoire et
à quelle date elle a pris fin, car point n’est besoin d’y ajouter un mot pour
en connaître le sens, pour savoir où se trouvent pour l’âme pensante des
situationnistes « le point culminant et le point final du processus universel »
que Nietzsche plaçait ironiquement à l’endroit occupé par le maître de Berlin
[Hegel]. Chassez le ridicule, il revient au galop !
[…]
Toutes les représentations critiques –
politiques, juridiques, morales, religieuse – ont été subsumées sous la sphère
de la représentation idéologique rebaptisée spectaculaire marchande et comme
telles changées en chose autonomes, pures fictions qui se substituent aux vrais
liens de la société humaine. De sorte que la critique n’a plus besoin désormais
de faire appel à d’autres catégories qu’à celle du spectacle pour libérer le
monde des illusions grâce auxquelles les idéologues aux ordres obscurcissent les
esprits. Il suffit de proclamer « spectacle » la conscience
politique, juridique, morale, religieuse qui se dresse devant nous pour que
toute explication devienne superfétatoire. Ainsi le « spectacle »
a-t-il changé la marchandise en une véritable abstraction, expression du
fétichisme de la domination qui prend le pas sur les conditions sociales de
l’exploitation, baptisée « économisme ». Si bien que l’on peut dire
que dans le monde réellement renversé les situationnistes sont la conscience
renversé de ce monde, un instant du faux qui par la vertu du verbe
révolutionnaire se prend pour la vérité.
[…]
Le trait de génie de l’Internationale
situationniste, ce fut de comprendre assez vite, à la lecture des écrits
d’autres mouvements marginaux, qu’il était possible, au lieu de se mettre à
côté des partis, de mettre de côté les partis et de récuser l’idée même
d’organismes représentatifs nécessaires pour la prise du pouvoir. De se libérer
ainsi des partis et de comprendre de quel point de vue il leur fallait réapprendre
à juger l’histoire pour se retrouver toujours du bon côté ! Ce sera, grâce
au détournement « radical » de l’histoire du mouvement ouvrier, la
découverte de la théorie des Conseils, expression du spontanéisme absolu, qui
greffera sur la révolte de Mai 68 l’appel à un pouvoir ouvrier d’autant plus
disert qu’on pouvait le faire parler à la demande. Cette plasticité en fera
l’instrument idéal pour condamner tous les anciens modèles, avec la certitude
qu’ils ne viendront nulle part infirmer ce que l’on disait d’eux.
[…]
La théorie des conseils qui fleurira sur les
murs de 68 sous l’espèce du « conseillisme », arrive à point nommé.
Et elle sera d’autant plus précieuse que rien ne correspondait dans la réalité
aux conditions sociales et politiques qui, un court moment, avaient assuré à ce
mouvement un prolongement radical, comme tentative d’opposer à l’hégémonie des
pratiques bolchéviques dans le mouvement ouvrier des modes d’expression de la
démocratie directe ; et démontrer qu’il pouvait exister une véritable
alternative à la démocratie de la représentation.
[…]
La révolution des conseils n’a pas répondu à
l’appel de Mai 68 ? À qui la faute si les exploités n’ont pas su entendre
les trois coups ! On leur avait pourtant demandé de rester à
l’écoute !
[…]
Le subversif-conforme est maintenant l’âme
même du milieu intellectuel, son idéologie dominante, et quelles en sont les
deux références centrales ? Le surréalisme en ce qui concerne l’esthétique
de la vie quotidienne, les situationnistes en ce qui concerne l’esthétique de
la vie politique. Dans les deux cas, complémentaires, la double conscience se
rapporte à la pratique du détournement qui fait du principe de contestation le
principe du conformisme, et de la subversion le dernier des arts, que nul autre
ne peut « dépasser » puisqu’il prend à tous et ne doit rien à
personne.
[…]
Dans la constellation des avant-gardes,
l’Internationale situationniste n’occupait pas à sa naissance la place d’une
planète de première grandeur. Il lui a fallu, avant d’y parvenir, capter la
lumière d’étoiles moins clignotantes – de Socialisme ou Barbarie à Information
et correspondances ouvrières, de Front noir à Spartacus, des Cahiers de
discussion pour le socialisme des conseils à d’autres groupes radicaux !
–, en faire un seul faisceau baptisé du nom du groupe et surtout comprendre ce
que les autres, pour la plupart pétris d’idéologie marxiste, ne pouvaient même
pas concevoir : que les représentants de l’intelligentsia sensibles à ce
rayonnement réclamaient d’autres moyens et d’autres centres d’intérêt que ceux
venus de l’avant-guerre ; qu’ils rêvaient d’être éblouis par le suprême
éclair de la modernité, la foudre brandie par un Jupiter olympien qui porterait
plus haut, plus loin les couleurs de la subversion. C’est le génie de l’Internationale
situationniste d’avoir su trouver le lieu et la formule de cette radicalité que
recherchait une nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle qui voulait entrer
dans la carrière en écartant les ainés.
[…]
« J’ai mérité la haine universelle de la
société de mon temps, et j’aurais été fâché d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une
telle société. » Quand on sait ce qu’il advint d’une telle « haine »
et qui la nourrissait, on peut se demander à quoi elle correspond, et ce qu’il
en est de son histoire. Et on comprend mieux ce qui pousse certains à s’en
délecter et à la porter en sautoir ! Cette phrase est comme l’écho,
retouché avec soin, d’une remarque de Heine et aussi de Marx qui, au lendemain
de la Commune, s’enorgueillissait d’être devenu la bête noir de la réaction.
Pour insupportable qu’il puisse alors paraître, l’auteur de l’Adresse n’en exprimait pas moins une
vérité indéniable. Peut-on en dire autant de ceux qui ont fait de cette « haine
universelle » fantasmée les moyens de se fabriquer une célébrité à la
mesure de leur rêve ? Et qui n’hésitent pas à présenter partout leurs stigmates sur l’autel
du sacrifice. Adorateur de l’image que l’on renvoyait de lui-même, Guy Debord,
ne se lassera pas de graver partout où il pouvait : Subversion, j’écris ton nom !
[Je donnerai prochainement un commentaire de
l’ouvrage d’où sont tirées ces citations.]
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