Politique
de Retz
– Extraits (fin) :
Mais grâce à l’équivalence de l’imagination
et de la force, grâce au fait que l’image de la force est aussi une force, le
pouvoir n’a pas besoin de faire constamment, par l’usage, la démonstration de
sa force. Il peut la mettre en réserve, l’emmagasiner, si je puis dire, dans
des signes, dans des emblèmes dont l’exhibition tiendra lieu de force, se
substituera à l’utilisation effective de la force. Telle est la fonction du
cérémonial de la puissance élaboré par les États de l’âge baroque.
[…]
Inconsistance de la raison, folie des
individus et des corps collectifs, opacité du système politique, liberté de l’imagination
et du discours : tous ces traits se conjuguent pour placer la politique et
l’histoire sous le signe du désordre.
[…]
L’univers de la politique et de l’histoire
apparaît […] à Retz et à bien d’autres de ses contemporains comme non galiléen,
parce qu’on n’y peut établir aucune relation constante et univoque entre l
cause et l’effet : il arrive à la cause de produire des effets tout à fait
contraires à ceux qu’on attendait, ou encore des effets tout à fait
disproportionnés.
[…]
Du fait de ces incohérences dans la réalité,
de ces troubles dans la causalité, de cette présence effective du hasard, il y
a des lacunes dans la chaîne du sens, des discontinuités dans l’ordre des
raisons, et elles ne tiennent pas à l’gourance de l’acteur ou de
l’historien : elles sont inscrites dans la nature même des choses.
[…]
[Aux vrais acteurs], les Mémoires proposent les éléments d’un manuel de la manipulation
politique. En ce qui concerne les faibles, il convient de les effrayer […].
Quant aux naïfs, le plus sûr est de les surprendre et de les éblouir ; les
« grands noms » leur font forte impression : ils « sont
toujours de grandes raisons aux petits génies ». Le mystère est un moyen
de séduction efficace : « Rien ne persuade tant les gens qui ont peu
de sens que ce qu’ils n’entendent pas ». […] / D’une façon générale, on
doit toujours se donner les apparences du bon droit et de la légitime défense :
il n’y a « rien de si grande conséquence dans les peuples que de leur
faire paraître, même quand l’on attaque, que l’on ne songe qu’à se
défendre ».
[…]
Mais ici de pose d’emblée une sorte de
question préalable : dans un monde livré au hasard, au désordre et à
l’incertitude, l’action est-elle possible ? Chercher à transformer ce
monde ou au moins à le marquer d’un empreinte, n’est-ce pas une entreprise
désespérée, et la sagesse n’est-elle pas l’hédonisme sceptique avec Montaigne,
ou la retraite et la contemplation avec Rancé ? La réponse de Retz est
sans ambiguïté : oui, l’action est possible, parce que, s’il n’y a pas de
logique du réel, il ya bien en revanche une logique de l’action. Pris en
lui-même le monde de la politique et de l’histoire apparaît bien comme
privé de toute régularité comme de tout
sens, mais sitôt qu’un acteur surgit qui se fixe des buts, et qui assemble des
moyens en vue de les atteindre, cet acteur devient l’origine et le foyer d’une mise en prdre du réel, qui se propage à
partir de lui, et qui vient organiser le champ dans lequel se déploie son
action.
[…]
Cependant l’acteur doit également choisir les
moyens qui lui permettront d’atteindre ses fins, et ce choix est lui aussi
générateur d’une logique organisatrice du réel : les moyens doivent être
adaptés au but fixé ; il y a donc une cohérence instrumentale, un lien
d’implication entre la fin et le moyen, et rapport doit être respecté :
ainsi s’introduisent, dans l’univers chaotique où nous sommes placés, des relations
de nécessité ; eu égard à l’objectif retenu, il y a des actes et des
conduites qui s’imposent. Le nécessaire n’est « jamais hasardeux »,
« jamais ridicule » ; bien mieux, il est toujours sage,
indépendamment de toute autre considération de morale.
[…]
Le secret de la grandeur est là :
l’acteur se teint sur la frontière entre le possible et l’impossible et cherche
à la faire reculer. / Il accède à la gloire lorsqu’il démontre par la pratique
que ce qui était tenu pour impossible est en réalité possible. « Toutes les
grandes choses qui ne sont pas exécutées paraissent impraticable à ceux qui ne
sont pas capables de grandes choses. »
[…]
La grandeur et la gloire supposent-elles le
succès ? Certaines formules pourraient faire croire à l’existence, chez
Retz, d’une morale du succès : « La gloire de l’action dépend du
succès, dont personne ne peut répondre […] tout ce qui est haut et audacieux
est toujours justifié, et même consacré par le succès ». Cependant,
l’échec peut être compensé par la hardiesse de la tentative et par la vigueur
de l’exécution ; il y a donc des défaites glorieuses, et la morale de la
réussite n’est bonne que pour le vulgaire.
[…]
Le héros ne cherche nullement l’approbation
politique et morale : l’effet qu’il veut produire dans son public est la
surprise et l’émerveillement. À cette fin, il n’hésite pas à franchir les
limites communément admises, et il ne craint pas la démesure : la grandeur
de Retz est toute proche du sublime baroque.
[…]
En dernière instance, l’histoire ne peut être
écrite que par ceux qui l’ont faite : « Qui peut don écrire la vérité
que ceux qui l’ont sentie ? » La confusion du réel « ne se peut
concevoir que par ceux qui ont vu les choses et qui les ont vues par le dedans ».
*
[Cet ensemble de citations pourrait constituer
une sorte de bréviaire à l’usage des jeunes générations de rebelles qui cherchent
à « s’imposer dans le monde ».]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire