Restons avec Tapie qui vient d’apparaître (et
qui n’en fini d’ailleurs pas de revenir). Nous avions vu dans l’épisode 2,
Debord ironiser sur l’esclandre provoqué par Atlas à la télévision face à un Tapie
qu’il accusait de plagiat ; et se sentir « flatté » d’un lapsus
de celui-ci affirmant qu’il pourrait bien, lui aussi, être « assassiné en
direct » — comme il avait l’air de penser que Debord l’avait effectivement
été. Le spectre debordien s’identifie alors pleinement à Tapie :
« Nanard et moi-même fûmes deux acteurs essentiels de ce renversement
pyramidal ayant vu les plus hautes éminences causer comme au bistrot, quand
l’alcoolique mauvais génie des bas-fonds s’exprimait dans le langage du
cardinal de Retz. De sorte que la subjectivisation radicale d’une révolution
placée sous le signe du triomphe des Conseils ouvriers, se muerait en
subjectivisation radicale des conseils d’administration… »
Revenant avec la lucidité d’outre-tombe sur
ses errements passés Debord déclare : « N’est-il pas stupéfiant que
mon ouvrage majeur, tenu par l’élite intellectuelle pour un bible sans égale de
théorie politique et sociale, éclairant l’histoire humaine sous le double
prisme d’une révélation de toutes les formes de pouvoir et d’aliénation, comme
d’une anticipation de son devenir, n’énonce pas une seule fois le mot ESCLAVAGE ? Encore dans sa
troisième édition – Gallimard 1992 – puis-je me permettre de réitérer des
forfanteries sur son caractère imperfectible et définitif : “Une telle
théorie critique n’a pas à être changée aussi longtemps que n’auront pas été
détruites les conditions générales de la longue période de l’histoire
que cette théorie aura été la première à définir avec exactitude”.
L’explication d’une telle extravagance est simple : ceux de mes lecteurs
ayant droit à la parole – donc, bourgeois – partagent tous l’a priori
constitutif de ce livre, se présentant comme une arme du prolétariat quand il
est conçu de l’exclusif point de vue de la classe qui détient “la propriété
privée de l’histoire” (thèse 132), “la liberté du jeu temporel irréversible”
(140) et “la jouissance du passage de temps” (139). »
Et le spectre de poursuivre par un plaidoyer pro domo adressé à Atlas : « Pour
ma défense, il faudrait d’abord invoquer un fait majeur : jamais, de toute
mon existence, il ne m’est arrivé de me retrouver seul, sans aide, en situation
d’inconfort matériel, perdu dans une grande ville inconnue, comme le sont des
milliards de gueux déracinés dans le monde par l’effet du capitalisme, alors
qu’il me fallait assumer la mission d’être leur général stratège éclairant de
son génie la totalité du mouvement de l’histoire. N’est-ce pas une circonstance
atténuante ? Si cet argument ne te convainc pas, considère que le
prolétariat fut bien la cible de mes sarcasmes, lesquels visaient à provoquer
son réveil salutaire. Les vrais damnés de la misère – dont je n’avais trop cure
– laissés de côté, toute la charge de ma critique devait en effet porter sur
les classes moyennes du salariat. N’était-il pas aisé de railler leurs mœurs
d’accédants à un modeste statut de propriétaires, quand l’ère des managers
tenait encore en bride la voracité des actionnaires ? Mon offensive au
service de ceux-ci – dont la dictature ne serait ensuite qu’une bagatelle à
renverser – ne pouvait être efficace qu’en simulant le point de vue des
authentiques prolétaires. Bien sûr, il fallait appliquer à ce jeu quelque
astuce. Feintes, ruses, trompe-l’œil, double et triple langage : ainsi que
l’avait décrété Goebbels à propos du mensonge politique, je n’ignorais pas
combien s’imposait le bluff en matière esthétique : “Tous les arts sont
des jeux vulgaires qui ne changent rien !” »
Mais dans une Confession, on se doit d’être totalement
véridique : « Lorsque je pérore dans mon film In girum…, à partir de la formule – exclusif secret des
gouvernants : “Rien n’est vrai ; tout est permis.”, pour vanter
“l’intraitable pègre ; le sel de la terre ; des gens bien sincèrement
prêts à mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat”, sans doute vais-je
déjà fort loin dans une manière de confession anticipée. Quels états-majors des
armées occidentales en Orient ont-ils eu la hardiesse de pareille
franchise ? »
Alors, le spectre se laisse aller :
« En sous-titre de ma propre image [dans La Société du spectacle] – avant la récupération d’une scène de
très haut charme poétique dans un bar de Shanghaï
Gestures – défilent ces mots empruntés à Richard III : “Ainsi, puisque je ne puis être l’amoureux qui
séduirait ces temps beaux parleurs, je suis déterminé à y être le méchant, et
le trouble-fête de ces jours frivoles.” Tout n’est-il pas dit ? Toi-même,
dans un texte intitulé Hypnocratie,
juste avant l’élection présidentielle de 2007, n’avais-tu pas évoqué ce Richard
III pour faire un rapprochement entre moi et Nicolas Sarkozy ? Négation
absolue, sinistre total, refus des médiations… Si la psychanalyse n’envisage
l’inconscient que dans ses plus intimes dimensions – lesquelles s’expriment ici
sans conteste – il reste à explorer bien des zones psychiques où se tapit un
refoulement social : ce que l’art et la littérature nous révèlent.
Pourquoi donc en moi le bourgeois d’origine, ruiné, n’aurait-il pas eu droit à
quelque revanche éclatante sur la société ? Grâce à nos explosifs ayant
pulvérisés ce qui, dans la bonne vieille morale, agissait depuis des siècles
comme un Surmoi pour condamner la canaillerie des chenapans sans foi ni loi,
par un dynamitage astucieux du psychisme collectif furent inversées les normes
qui avaient régi des superstructures dont fondements devaient s’écrouler. C’est
ainsi que l’on peut s’élever dans une hiérarchie négative où l’on a tôt fait
d’être béatifié, voire canonisé. N’est-il pas plaisant de voir, une fois
désagrégé, comme le socle rhétorique sur lequel je m’étais juché pour
surplomber mes adversaires – à savoir des nécessités révolutionnaires
universelles –, mes sacristains continuent d’en feindre l’existence afin de
perpétuer leurs dévotion à ma statue, qui ne lévite plus que par la seule
puissance de leurs fantasmes ? »
(À suivre)
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