Michèle Bernstein : « Alors, Daniel
Blanchard a écrit partout, et dit, que Guy avait rompu avec lui parce que je ne
pouvais pas le blairer ; alors Daniel Blanchard donne comme raison que je
l’aurais nourri d’un poulet rôti boulevard de Sébastopol avec des frites que je
n’aurais pas faites moi-même ; je me demande si Daniel Blanchard avait
réalisé que nous vivions dans un trou à rats que j’avais un rond de gaz dans le
couloir qui servait d’entrée, pas d’eau chaude, pas de lavabo, et des tas
d’autres commodités manquant ; bref, lui je ne sais qui lui préparait le
bœuf en daube et le navarin d’agneau, mais pour nous, le poulet rôti et les
frites du coin avant la malbouffe à l’époque où y avait pas de poulet de
batterie, c’était la fête ; et j’avais certainement prévu pour lui
quelques très bonnes bouteilles de Bordeaux de l’épicière de la rue Quincampoix.
Si il veut savoir pourquoi il a été exclu, ce pauvre crétin, c’est parce que
Guy, dont c’était aussi le préféré, voulait qu’il devienne
situationniste ; et quand il a vu que Daniel — que Canjuers — resterait
social barbare, avec Cornelius, Castoriadis, et bien il s’est fâché avec lui en
pensant qu’il n’y avait rien à en tirer. »
*
Boris Donné : « Si Debord est
tellement fasciné par la belle langue épurée du 17e, si il cite
tellement volontiers Bossuet, Pascal, Racine à l’occasion, et bien ça reste à
mon avis la trace d’une éducation littéraire qui a été assimilée de manière
parfaite ; à la culture classique scolaire qu’il a intégré, Debord
superpose une culture d’avant-garde qui se développe peu à peu ; il est
allé au Manifeste de Breton et à l’Anthologie de l’humour noir qui est une
espèce, déjà, de petite compilation, qui est une parodie de manuel scolaire
finalement ; et Debord, tout de suite accroche à ça. Je pense que, quand
il a vingt ans, la connaissance de Sade qu’il peut avoir est très modeste, mais
elle passe par l’image qu’en donne Breton dans l’Anthologie de l’humour noir ; même chose pour la fascination
qu’il peut avoir pour Vaché, pour Isidore Ducasse, etc. ; et ses intérêts
se diversifient en fait de façon très progressive, il se forge une culture
marxienne, hégélienne, petit à petit, en piochant à droite et à gauche dans le
meilleur de ce que lui apporte l’époque finalement ; et, il ne faut pas
couper Debord de son époque et de sa génération ; et je pense que ça vaut
particulièrement pour sa culture cinématographique par exemple, quel jeune
adolescent qui, juste après la guerre, voit Les
Enfants du paradis n’a pas été fasciné par ce film-là, Johnny Guitare, un peu plus tard, c’est aussi un film qui, dans les
milieux intellectuels, reçoit un accueil très favorable parce que, il conjugue
les prestiges du western avec quelque chose d’autre d’un peu plus trouble, d’un
peu plus étrange ; et, clairement pour ses choix cinématographiques, on
sent qu’il est resté très attaché à ce qui l’avait fasciné à la fin de
l’adolescence ; dans In girum imus
nocte, en 78, certains des passages les plus beaux viennent de Johnny Guitare — alors ça, c’est un peu
plus tard qu’il l’a vu, il avait presque 30 ans —, mais beaucoup de passages
aussi des films de Carné, Cocteau également une fascination de son adolescence,
et on trouve des extrait de l’Orphée
de Cocteau détournés dans In girum imus
nocte. »
*
Anselm Jappe : « […] vraiment pour
Debord le monde était une espèce de grand jeu […].Et donc il voulait quand même
comprendre, d’une certaine manière, comment on réussit aussi à se faire valoir
dans le monde ; et également évidemment son approche de la révolution,
c’était comme une tâche qu’il fallait mener à bien, et donc aussi en prévoyant
toutes les issues possibles et aussi toutes les réactions de
l’adversaire ; même la révolution était quand même essentiellement une espèce
de sous-espèce de la pensée stratégique. Il faut toujours se souvenir, je pense,
une des clés pour comprendre Debord ce sont les Mémoires du Cardinal de Retz, du 17e siècle ; ça
l’a très marqué cette figure de quelqu’un qui a toute sa vie intrigué, organisé
la Fronde et les révolutions à Paris ; d’une certaine manière, il l’a fait
presque [avec l’]ambition de s’amuser, de vivre des choses extraordinaires ;
et Retz a dit, à la lettre à peu près, est-ce qu’il y a une chose plus grande
au monde que la conduite d’une partie. Il y a quand même, je pense l’idée, que
lui, d’une certaine manière, il voulait jouer à la table des grands mais
évidemment pas de manière vulgaire sur le devant de la scène, mais par
derrière. »
*
Michèle Bernstein : « […] quand je
dis que j’aurais dû me méfier, c’est une plaisanterie, mais c’est vrai que à l’époque
déjà Guy avait tendance à aimer la stratégie et ce genre de choses ; j’aurais
dû me méfier, j’aurais dû me méfier quand on avait 20 ans, 22 ans, quand on s’est
marié ; un garçon qui aime à ce point jouer avec les soldats de plomb, qui
aime tellement Clausewitz, le Cardinal de Retz et ce genre de choses… Alors
moi, c’était juste le contraire, parce que j’aime Bartleby… Tristram Shandy ça on s’est… comme des
enfants qui se montrent leurs jouets Guy et moi on s’est passé des trucs qu’on
avait pas lu donc ; mais je ne me suis pas méfiée parce que je l’aimais
tant ; mais c’est vrai que c’était quand même inquiétant, parce que, il
adorait les soldats de plomb et Clausewitz, et Machiavel, et tous les gens… et
Balthasar Gracián ; et tous ces gens-là vous expliquent une seule chose —
critique où pas critique — c’est quand même comment réussir. »
(À suivre)
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