Le Nom
de Lyon
– Extraits (suite) :
Toute une littérature associe Lyon au refuge
qu’y a trouvé l’ésotérisme, comme au visage nocturne de sa franc-maçonnerie ou
aux multiples manifestations – entre mysticisme et sollicitude sociale – de son
christianisme. À bon droit, si l’on n’oublie pas que cette ville rêveuse est
aussi celle où, de novembre 1833 à septembre 1934, Eugénie Niboyer publia Le Conseiller des femmes, l’un des
premiers journaux à avoir fait sa cause de l’émancipation féminine ; que
son indocilité politique y attira successivement Bakounine (une section locale
de la Première Internationale s’était formée en 1865), puis Kropotkine, autre
théoricien libertaire qui, compromis par ses fréquentations dans l’attentat
d’octobre 1882 contre L’assommoir –
un restaurant en sous-sol de la rue de la République, rien moins que populaire
malgré son nom –, y purgea quatre années de prison. Dans un autre contexte, on
sait assez quel rôle Lyon a joué dans la naissance et l’organisation de la
Résistance, souvenir qui ramène aux Pentes, à ce qui, sans mythologie, les
prédestinaient à l’exercice de la clandestinité – où la rue René-Leynaud, la
rue Lucien-Sportisse et les nombreuses plaques commémoratives rappellent aussi
de quel tribut cet épisode s’est accompagné. / Peut-être est-ce en l’occurrence
préluder à trop grand orchestre. En ferait-on la somme, les initiatives et les
refus à travers lesquels, au cours des dernières décennies, le quartier a
organisé son autodéfense supporte mal les discours. D’un certain point de vue,
ils n’ont pas plus de consistance que des flammèches. Ce ne sont que des signes
– des épingles plantées sur la carte d’une guerre de position – mais nulle part
plus expressifs d’une continuité, plus nombreux et persistants qu’ici. / […] /
Apaisement des luttes ouvertes et vigilance municipale aidant, les murs se sont
aujourd’hui assagis et réservent moins de surprises, encore que les figures de
Thoreau, Baudelaire et Guy Debord – au pochoir toujours – aient récemment fait
leur apparition montée de la Grande-Côte.
*
Là où devait s’incarner la modernité, on
désirait ériger un signe futuriste fort. Ce fut la tout du Crédit lyonnais,
rebaptisée depuis tour la Part-Dieu, mais immédiatement surnommée, avec un
indéniable à-propos, « le Crayon ». Haute de 164 mètres – elle
culmine ainsi approximativement à la même altitude que la basilique de
Fourvière juchée sur la colline –, occupé par des bureaux et, dans ses derniers
étages, par un hôtel et un restaurant panoramique, elle n’échappe pas, bien que
conçue par un cabinet d’architectes américains, à une gaucherie provinciale
d’autant plus frappante que sa maladresse s’affiche de loin. Un lourd cylindre
coiffé d’une pyramide desine une silhouette incongrue devenue de fait un des
signes identificateurs de Lyon, mais qui lui vaut aussi d’occuper une place
qu’elle n’ambitionnait pas dans les histoires de l’architecture récente. […] La
Part-Dieu a été construite en des années où triomphait un urbanisme sur dalle
visant à séparer parcours piétonniers et flux motorisés, mais qui, en l’espèce,
ne parvient à créer un espace accueillant ni à son niveau ni à celui de la rue.
Je m’y aventure peu, mais jamais sans que me revienne le souvenir de mon
adhésion à de pareilles vues, quand je mas découvrais, exposées par Constant
décrivant sa New Babylon, dans les
premiers numéros d’Internationale
situationniste. Celle-ci s’associait, pour être juste à l’utopie d’un usage
joueur de la vie. Dans les conditions réelles qui sont les nôtres, elles
n’engendrent – à Lyon du moins – qu’une privation de plus, à laquelle ne
remédie que ponctuellement
l’implantation récente de restaurants et de cafés au débouché du centre
commercial sur cette malheureuse plateforme.
*
Autant que de l’échange, la Guillotière au
XIXe siècle participe de la vie ouvrière et ce caractère lui vaut
peut-être, au même titre que ses bals, bordels et assomoirs, cette étiquette de
lieu mal famé, quand aux yeux des possédants classes laborieuses et classes dangereuses
se confondent. On retrouve ses travailleurs étroitement liés aux journées des
révoltes canuses. […] Dans une ville à laquelle elle se trouve désormais
incorporée et qui, gagnée à la cause des républicains les plus radicaux, le 4
septembre 1870, en même temps que proclamé la déchéance du Second Empire, avait
arboré le drapeau rouge, la Guillotière devait à nouveau se signaler comme un
foyer d’agitation endémique jusqu’à ce 30 avril 1871, date d’élections
municipales organisées dans toute la France par les Versaillais, où une insurrection
solidaire de la Commune y fut étouffée par une sanglante intervention armée. […] Le rapide essor démographique du XIXe
siècle devait encourager la construction à bon compte d’immeubles plus élevés
[que les anciennes maisons basses] et médiocres, en contraste violent avec l’architecture
bourgeoise des demeures du quai et des avenues du voisinage. C’est ce domaine
locatif, vite tombé en déshérence, qui a transformé la Guillotière en un lieu de
réception des flux migratoires du dernier siècle : italiens venus
rejoindre une colonie déjà bien représentée, Grecs, Arméniens fuyant les
massacres ottomans, Juifs d’Europe orientale, premier manœuvres algériens puis
de tout le Maghreb ; en une
nouvelle vague, il y a de cela une génération, arrivants de Turquie, du Sud-Est
asiatique et de Chine ; tout récemment immigrés d’Afrique noire. / […] / Sans
que l’ancienne route du midi et son nom agissent autrement que comme une
suggestion supplémentaire, le carrefour de la place du Pont et les artères qui
en rayonnent évoquent un prolongement septentrional de Marseille, où beaucoup des
immigrés qui s’arrêtèrent ici ont d’abord fait étape. Hétérogène, le quartier n’en
est pas moins aussi constitutif de Lyon que la Croix-Rousse ou Ainay.
*
La banlieue s’éloigne, ne cesse de se faire
plus extérieure, de se distendre et s’affranchir des forces qui raccordent et retiennent
ensemble les quartiers de la ville, aussi différents et inégalement actifs qu’ils
s’affichent. La banlieue s’en va et, s’en allant, entraîne avec elle les marges
frontalières, la zone devenue poreuse à son contact où quelque chose de sa
réalité déjà s’insinue. L’incertitude d’une démarcation s’expose d’autant plus
à Lyon que, contrairement au périphérique parisien, qui matérialisme une
frontière indéniable sinon indiscutée, le boulevard de ceinture n’épouse pas
les limites administratives de la commune
et englobe à l’intérieur de son tracé, outre la plus grande partie de Villeurbanne,
une fraction des territoires de Bron, Vénissieux et Saint-Fons. Ainsi
infiltrée, stationnant aux portes ou couronne refoulée, la banlieue jette un doute
sur l’image établie de la ville. Elle mène un siège. Inconsciente de le faire
et jusque d’elle-même à Caluire, au nord de la Croix-Rousse, où il n’y a pas si
longtemps on rencontrait encore des fermes.
((À suivre)
Coulisses d’un portrait
RépondreSupprimerLe nom de Lyon est un livre qui pourrait sans doute se classer, si la chose était nécessaire (mais elle ne l’est pas), dans ce que Jean-Christophe Bailly, au début de La ville à l’œuvre, nomme « une sorte d’ « imprécis » de poétique urbaine ».
Repartant des souvenirs d’enfant de l’auteur, le livre est une promenade pédestre dans tous les Lyon successifs ou juxtaposés que Gilbert Vaudey, né dans cette ville et y ayant presque toujours vécu, connaît et a connu. Il en tire un récit hybride, donnant à lire comme en transparence le portrait de la ville et le sien propre. Dite ainsi, la chose peut paraître obscure, c’est pourtant de cette superposition tremblée entre une ville réelle et son récit, son interprétation pourrait-on dire en suivant une nouvelle fois Jean-Christophe Bailly, que se lève progressivement des pages du livre une expérience poétique vécue d’une profondeur tout aussi indéniable qu’elle reste discrète. Vaudey ne cache cependant rien et donne cette clé dès l’entrée :
« Autant que nous l’habitons, le lieu où nous sommes nés et où nous vivons nous a fait naître et nous habite ; il est notre premier théâtre de mémoire, il s’accroît de nos rêves et les pas qui donnent à l’étendue sa mesure s’y recoupent dans les âges pour un appel des traces et des ombres. De cela, dans cette nuit de décembre, mille petites flammes portaient témoignage et m’entretenaient dans une évidence où la ville n’était rien d’autre que ma pensée soudainement visible, projetée en autant de points lumineux devant moi. L’enfance connaît ces instants où jusqu’à l’oubli de soi la rêverie élargit l’espace de la tête à la dimension de celui du visible. Et voici qu’une fois encore, longtemps après, un tel moment faisait retour. D’un savoir sans mots, ce que je pouvais lire en vacillements de lumière détachait une lueur au plus lointain intérieur et ce que la vue embrassait dessinait en retour l’exact contour d’une attente que j’identifiais à une promesse. Je marchais dans Lyon comme j’aurais marché à l’intérieur de ma tête ».
Lire la suite ici (pour avoir les notes) : https://sites.google.com/site/revuepaysagesecrits/archives/numero-19