Tous
les chevaux du roi
est le premier des deux romans analogiques qu’il forme avec La Nuit (mêmes personnages, même
histoire – qui doit tout à Laclos –, style différents, c’était là que je m’amusais).
En 1957, mon mari et moi étions passablement fauchés. C’était encore mais
années de lumpensecrétariat, je travaillais pour trois sous deux ronds dans une
maison d’éditions banale et, bien sûr, Guy Debord ne travaillait pas. La revue Internationale situationniste se vendait
à cinq ou six exemplaires, le reste, nous l’envoyions gratuitement aux gens que
nous trouvions intéressants… / Donc, pour finir le mois, mettre du beurre dans
nos épinards, de la margarine dans nos brocolis, je décidai d’écrire un roman.
Beaucoup de romans à la mode me passaient entre les mains, je les lisais sans
déplaisir : je voyais comme il me serait possible d’en rédiger un qui
plairait immédiatement aux éditeurs en utilisant les recettes du genre. Les
héros seraient jeunes, beaux et bronzés. Ils auraient une voiture, passeraient
des vacances sur la Riviera (tous ce que nous n’étions pas, tout ce que nous n’avions
pas). En plus, ils seraient désinvoltes, insolents, libres (tout ce que nous
étions). / Hic Rhodus, hic salta :
les situationnistes, donc moi, pensaient alors dur comme fer que le roman classique
était un art périmé. Il fallait le dépasser, le bouleverser, l’imploser.
Pourquoi pas ? Mais en ce cas, pas d’éditeur, pas de monnaie. La solution
était simple : j’allais fabiriquer un “faux” roman à la mode. Le farcir d’assez
d’indices et d’ironie pour que le lecteur moyennement perspicace s’aperçoive qu’il
y avait là comme une plaisanterie, le regard froid du vrai libertin littéraire,
une critique du roman lui-même. Très vulgairement, tout cela s’appelle “au second
degré”. / Pour mieux souligner la chose, deux textes contradictoires furent
présentés sur la quatrième de couverture. L’un caricaturalement louangeur,
comme eût pu l’écrire une attachée de presse un
peu trop professionnelle. : Ce
roman est l’histoire de Gilles et des possibilités qu’il rencontre : de la
fatigue qui les emporte. C’est l’avance, à travers un morceau du temps, de
personnages qui vont tous vers un échec semblable, qui ne sont pas reconnus. La
désinvolture n’est qu’à la surface de ce livre. Sa discrétion se masque en une
sécheresse que la lecture attentive dément. La pudeur cache une sensibilité et
même une souffrance réelles. De quoi s’occupe Gilles, qui apparemment ne fait
rien ? “De la réification”, dit-il. Et c’est ce personnage de roman qui
remarque qu’il n’est que personnage de roman, en une page étonnante qui sera
légitimement tenue pour un sommet de la rigueur de l’écriture moderne, dans son
témoignage d’une crise générale de la communication. / L’autre, aussi
fielleux que s’il venait de la plme d’un méchant critique : Tout le monde connaît, depuis quelques
années déjà, le ton et le contour des romans consacrés à l’immoralisme d’une
jeunesse oisive et désenchantée. Dernier venu de la série, celui-ci ne se fait
remarqué qu’en accumulant à l’excès toutes les conventions du genre. Geneviève,
la narratrice, cèdera-t-elle au charme de la toute jeune maîtresse que son mari
affectueux l’invite à partager, ou préférera-t-elle garder son amant, ou enfin,
choisir une autre amante ? Voilà le centre de la pauvre intrigue qui se
déroule complaisamment, sur la Rive Gauche et la Côte d’Azur bien sûr, tout au
long d’une beuverie ininterrompue. L’auteur qui manque visiblement de
conviction, y supplée par quelques habilités subalternes. / Alors que feu
mon ex-époux n’intervient jamais dans mon labeur romanesque, ces deux textes
nous les avons écrits ensemble et je ne me rappelle même plus qui en a eu l’idée,
Guy Debord ou moi. Hélas, plaisanterie inutile, personne ne semblait comprendre
ces criantes clefs. / Sauf le regretté, l’adorable Pierre Dumayet. Il m’avait
acceptée à Lectures pour Tous. Comme
l’émission était en direct, il y avait au préalable un long entretien privé.
“Dites-moi, Michèle, votre roman, c’est un peu une blague ?” “OUI”, criai-je, fière et
heureuse d’avoir trouvé une âme sœur. “Je vous le ferai dire ce soir à la
télévision”, continua Dumayet. “NON, évidemment”, m’écriai-je, plus têtue que la
petite chèvre de Monsieur Seguin et bien
décidé à ne pas me laisser manger. / Voilà pourquoi il eut cette interview “je
te tiens tu me tiens par la barbichette” qui a retrouvé vie l’année dernière
dans l’exposition Guy Debord à la Bibliothèque Nationale, et qui marivaude
encore sur Internet quelque part. Voilà pourquoi, à l’époque, le Canard enchaîné avait écrit “La souris a
mangé le chat”. Il y a quand même de sacrés plaisirs dans l’exercice de la
littérature !
MICHÈLE BERNSTEIN, novembre 2013.
[ce texte constitue la préface à une seconde
édition de : Tous les chevaux du roi
aux éditions Allia.]
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