[…]
mon rapport à Debord est ambivalent, admiration d’un côté, répulsion de l’autre..
Je ne tranche pas, je conserve l’un et l’autre. À travers cet auteur, c’est un
peu le procès de ma génération que je fais, car les situationnistes ont beaucoup
compté pour nous. Debord est un être complexe, secret, et un écrivaine que l’on
connaît mal. La conscience de ce qu’il fut vraiment est d’autant plus
importante qu’il jouit dans la France d’aujourd’hui d’une réputation enviable.
À travers son œuvre de nombreuses questions peuvent être posées, entre autre
celles du changement social et celles des forces contemporaines de l’aliénation.
Pour beaucoup, Debord demeure le modèle du parfait révolutionnaire. Or je crois
que ce n’est pas la dimension la plus essentielle de son œuvre, d’abord parce
que je ne suis pas certain que la révolution ne l’ait jamais beaucoup excité,
et que par ailleurs, je pense qu’il n’a pas toujours bien saisi le monde dans
lequel il vivait. Malgré sa lucidité, Debord n’a guère entrevu les changements
les plus importants de son époque, quand ceux-ci n’allaient pas dans le sens qu’il
avait souhaité. Quand il l’a fait, ce fut pour les refuser. Il a jeté l’anathème
sur les temps modernes, sans se préoccuper de savoir exactement de quoi était
faite cette modernité qu’il abominait. Par de nombreux aspects, ses analyses
sont obsolètes, car fondées sur une conception archaïque de la société. Par
ailleurs, il demeure un des esprits les plus lucides de son temps ; le
rejetrt complètement sous prétexte qu’il espérait après 68 une révolution dont
on s’est éloigné chaque année un peu plus, serait se priver d’un écrivain
exigeant doué d’une pensée complexe. / Pour moi Debord est d’abord un auteur
dont l’œuvre est mal connue car fondée sur des procédés d’écriture secrets qui
en rendent l’abord trompeur, sinon même impossible Un de ses intérêts les plus
chers a été sa survie littéraire Assez
jeune, il s’est préoccupé de la façon dont les hommes le liraient après sa mort,
car il a toujours été convaincu de la pérennité de son œuvre et il a écrit en
fonction de cette survie Pour mieux le connaître, il est nécessaire de saisir
la complexité de sa manière d’écrire, faite d’allusions, de références
implicites, de détournements, de non-dits. La transparence classique d’un style
qui emprunte ses charmes aux écritures du Grand Siècle (Retz, Bossuet) cache en
fait un code qu’il faut saisir pour juger de ce qui se dit vraiment. Ce jeu de
cache-cache avec le lecteur peu irriter, il est pour Debord une façon de
contrôler ce qu’il dit, comment il le dit et à qui il le dit. C’est seulement
ensuite qu’on peut juger de la valeur de ses thèses ou de la pertinence des
solutions qu’il propose. En ce domaine, tout un inventaire reste à faire avant
d’accorder à Debord sa place dans le panthéon des lettres françaises. Le
travail d’interprétation, si nécessaire pour bien le lire, ne fait que commencer.
Je ferai ici une dernière remarque : Debord est un homme qui dans la
plupart de ses œuvres a inclus une dimension autobiographique qu’il faut
prendre en compte. Or sa vie est mal connue, et ce qu’on peut en savoir aujourd’hui
montre que le secret et la dissimulation y tiennent une place essentielle. Là
encore, il faut aller au-delà du secret pour saisir ce qui est dit.
[…]
Les
œuvres complètes de Debord sont-elles vraiment complètes aujourd’hui ? On
peut en douter. Quoique le Quarto contienne plusieurs textes inédits, certains
comme le Manifeste pour une construction
des situations qui date de 1953, sont très incomplets. Or il s’agit d’un texte
essentiel écrit par Debord au moment de sa rencontre avec Chtcheglov, et en
réponse au Formulaire pour un urbanisme
nouveau. D’autres textes datant de cette période, des fims en projet mais
dont le scénario fut écrit, comme La
belle jeunesse, referont-ils surface un jour ? on peut le présumer
sans en être certain. Debord a créé dans sa vingtaine nombre de métagraphies,
dont certaines sont importantes. Peu d’œuvres visuelles de lui sont connues
aujourd’hui. Ici encore, il y a un vide que les héritiers officiels n’ont pu
combler. Verra-t-on dans les années prochaines reparaître des œuvres
artistiques qui nuanceront l’idée qu’on se fait de Debord ? C’est
possible. Ne parlons pas de l’édition de sa correspondance qui a obligé à des
choix. Tout cela nous indique que le simple travail d’enquête à son sujet n’est
pas achevé. / Alice Debord (Becker-Ho de son nom d’écrivain) a facilité la connaissance
des œuvres de son mari en permettant la publication du Quarto, de la Correspondance ou des écrits de jeunesse.
On doit lui en savoir gré, même si, dans le cas su volume intitulé Le marquis de Sade a des yeux de fille,
la publication fut faite en dépit du bon sens, sans préparation véritable, avec
le seul désir de faire rapidement de l’argent. Tout est à reprendre dans ce
dernier volume, en commençant par les archives Straram de Montréal, que le
responsable d’édition chez Fayard ne s’est même pas donné la peine de consulter
alors qu’elles contiennent les originaus de debord. Par ailleurs Alice
Becker-Ho a rendu hommage à son mari dans plusieurs volumes qu’il faut lire
avec attention pour percer la zone de mystère. Je ne connais pas personnellement
cette personne et je n’ai pas a priori
d’opinion négative à son endroit. Je constate seulement qu’elle a encouragé ces
dernières années la publication d’études sur Debord, souvent par des auteurs de
langue anglaise, qui lui accorde à elle une place essentielle dans la vie et
les idées de son compagnon. Parfois, ces auteurs présentent à son propos une
sorte de gémellité imaginaire avec Debord, comme c’est le cas d’Andy Merrifield.
Pour ce dernier, les anciens complices lettristes ou situationnistes ne sont
que des figurants dans cette saga de l’avant-garde. Seule sa seconde épouse a
été véritablement l’égale du maître. De son vivant, elle serait restée dans l’ombre
tandis que Debord aurait été au premier plan, mais ils formaient à eux deux l’androgyne
mythique qui a véritablement mené la vie exceptionnelle dont ils avaient rêvé
ensemble. Cette réécriture de l’histoire passée est-elle un acte de réparation
et de justice envers Alice Becker-Ho ou bien cette entreprise idéologique
visant à faire de la veuve et de ceux qui partage son point de vue les seuls
interprètes légitimes de la saga situationniste ? Sans doute un peu des deux. / Il est vrai que Guy Debord
est aujourd’hui un enjeu d’importance dans le paysage médiatique français. Il
est devenu un mythe, en raison même du déclin de la vie intellectuelle, un
mythe qui est en partie la création des journalistes, eux qui ont une
responsabilité dans ce déclin du pays. Le mythe, typiquement français, nous
raconte ceci : c’est vrai, nous n’avons plus d’intellectuels en France,
mais il nous reste Debord, cet homme extraordinaire. Il fut le seul individu
libre du XXe siècle, celui qui a tout jugé avec lucidité celui qui
fut en avance sur son temps, dans tous les domaines. Il était seul, et
désintéressé, il n’a dépendu de personne, il ne doit rien à personne. Lui seul
a dit comment il fallait vivre et il a mis en pratique ce qu’il a dit. Il est
en outre celui qui ne s’est jamais trompé, jamais renié, etc., etc. Debord est
également responsable de ce mythe qu’il a soigneusement mis au point dans les
dernières années de sa vie, mais l’image sainte a été grossie récemment et propagée
par des dévots qui l’ont enveloppée jusqu’à la caricature. Parmi ces dévots, on
peut citer le cas de Vincent Kaufmann, l’auteur d’un livre sur Debord qui a
reçu l’approbation d’Alice Becker-Ho. Cet universitaire ne cesse d’affirmer que
« Debord est aujourd’hui quelqu’un que tout le monde veut voir – les biographies
qui se sont multipliées en témoignent – et c’est en même temps quelqu’un qu’il
faudra s’habituer à ne voir que de la manière dont il a choisi d’être vu. »
Une telle déclaration de principe est assez inquiétante. À y regarder de près,
on constate que Kaufmann s’identifie secrètement à son sujet. Il croit être
Debord réincarné et se lance dans des assauts donquichottesques contre toute personne
qui tente de contextualiser l’histoire de son idole. Son cas permet de mettre à
jour le mécanisme de fascination dans lequel il se trouve pris à son insu. C’est
un piège qui a été sciemment voulu par Debord ; ce dernier l’a utilisé de
son vivant envers ses proches, les fascinant dans un premier temps avant de se séparer
brutalement d’eux dans un second temps,
leur infligeant des blessures qui ne se refermaient pas. Mais la mort de l’écrivain
en 1994 n’a pas mis pour autant un arrêt à la machine infernale, comme le
montre la mésaventure de Kaufmann. Le piège consisté à promettre une
toute-puissance imaginaire à ceux qui adhèrent sans recul aux idées émises par
Debord. Ce dernier, de son vivant, s’est inventé un Moi mythologique, héroïque,
fabuleux, composé d’emprunts aux personnalités littéraires qui l’avaient séduit
pendant sa vie, Lautréamont, Cravan, Fu Manchu, le Vieux de la Montagne et tant
d’autres. En retour, ce Moi mythologique lui a permis de séduire de nombreux
individus qui le tenait pour un génie hors pair puisque son image était artificiellement
gonflée de ce qu’il avait emprunté à l’extérieur. En se fondant dans le Moi
mythologique du maître, le dévot s’anéantit totalement. Il renonce à sa liberté
de jugement, à son existence propre. Il devient Debord par magie. Ce faisant,
il a l’impression d’acquérir une lucidité, une puissance redoutables qui lui
permettront de faire son chemin dans la vie. Il est détenteur d’une vérité de
type religieux, qu’on ne saurait contester sans être un idiot, un profanateur
ou un fou. Nombreux sont les disciples de Debord qui partagent encore aujourd’hui
cette perspective. Ils regardent généralement le reste du monde avec un mépris
aristocratique imité de leur maître. On comprend qu’ils mettent des entraves à
toute tentative pour démonter la machine de fascination dont ils ont à la fois
les victimes et les bénéficiaires. En ce sens, Debord est pleinement responsable
de cet état de fait, lui qui s’est targué d’imposer post-mortem sa vision des événements historiques aux commentateurs
qui viendraient après lui. Permettez-moi de rappellent cette phrase tirée de Panégyrique, vol. I : « Personne,
pendant bien longtemps, n’aura l’audace d’entreprendre de démonter, sur n’importe
quel aspect des choses, le contraire de ce que j’en aurait dit. » C’est d’abord
cet interdit imposé par le maître, renouvelé par les disciples, qu’il faut
transgresser pour comprendre sereinement ce que debord a dit et de qu’il a fait
véritablement. Il faut quitter la sphère s’illusions, de secrets et de
mensonges qu’il a construite autour de sa personne, pour commencer à le comprendre
comme un homme et non pas comme un demi-dieu.
[…]
[Ces
extraits sont tirés d’une entrevue avec Jean-Marie Apostolidès réalisée par
Alexandre Trudel. On peut la ire en intégralité à l’adresse suivante :
Très éclairant, merci. L'érudition d'Apostolidès est époustouflante. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir une belle ouverture d'esprit, c'est plutôt rare dans le milieu universitaire.
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerIl faut commencer à comprendre Debord «comme un homme et non pas comme un demi-dieu», dit Apostolidès. Voilà qui est aussi louable que nécessaire mais on voit tout de suite que le Tintinologue s’y prend très mal en soutenant que Debord, «de son vivant, s’est inventé un Moi mythologique, héroïque, fabuleux, composé d’emprunts aux personnalités littéraires qui l’avaient séduit pendant sa vie, Lautréamont, Cravan, Fu Manchu, le Vieux de la Montagne et tant d’autres. En retour, ce Moi mythologique lui a permis de séduire de nombreux individus qui le tenait pour un génie hors pair puisque son image était artificiellement gonflée de ce qu’il avait emprunté à l’extérieur.» Apostolidès psychologise à outrance ce qui n’a été dans la vie de Debord qu’un jeu parmi bien d’autres : ce «Moi mythologique» de Debord n’existe que dans l’esprit du psychologue Apostolidès et d’autres spectateurs du même niveau. Le jeu des similitudes repose d’abord sur l’humour et la distance mais en aucun cas sur l’identification telle que le croit le pesant Apostolidès. (et par exemple dire que «Kaufmann s’identifie secrètement» à Debord est grotesque ; c’est vouloir trop prouver…).
RépondreSupprimerQuant à sa critique du Quarto paru en 2006 (soit 12 ans après le suicide de Debord), elle est assez amusante dans sa mauvaise foi : voilà un volume de 1900 pages bourrés de textes et documents inédits et Apostolidès parle du « Manifeste pour une construction des situations », incomplet, comme il est précisé p. 112 (LA SUITE MANQUE).
200 ans après la mort de Sade, Jean-Jacques Pauvert en est encore à rechercher des textes inédits du marquis et près d’un siècle après la disparition de Cravan, Marcel Fleiss retrouve des lettres qui devraient bientôt paraître ; mais pour le spectateur Apostolidès tout ce qui concerne Debord devrait déjà être immédiatement connu et publié moins de 20 ans après son suicide ! En 2013, Sean Wilder a vendu aux enchères 19 lettres inédites de Debord qu’il prétendait avoir perdu (les cons devenus vieux aiment à spéculer)… on voit donc que la critique de la correspondance incomplète de Debord est assez dérisoire.
Mais gageons qu’en 2014, Apostolidès s’empressera de commémorer les 20 ans du suicide de Debord dans un ouvrage sur le sujet, dans l’espoir de le vendre un peu mieux que sa théorie de l’iconomy (Apostolidès is the theorist of iconomy, a new field of study of images and of their effects on people).
D’avance, nous savons qu’il nous fera rire.
Alors, comment expliquer le goût si prononcé de Debord pour la stratégie et la guerre, en si fort contraste avec l'orientation généralement anti-militariste de la critique sociale moderne ? Selon le critique Anselm Jappe ("Debord et l'authentique"), cela découle d'Achille, l'auteur des grands faits et le diseur de grandes paroles (cf. L'Iliade) qui pour les Grecs préplatoniciens était le parangon de la grandeur humaine. Debord est lui aussi un "diseur de grandes paroles", et non dans le simple sens de l'écrivain, mais comme diseur de la parole en tant qu'acte historique. Il était convaincu de son efficacité ("tant est grande la force de la parole dite en son temps", cf. In girum imus nocte).
SupprimerÀ partir du début des années 1950 et des temps lettristes, Debord a insisté sur les grands actes et les grandes paroles à vivre réellement, dans la vie de tous les jours, sur le mode de l'épopée (par exemple avec la dérive urbaine), par rapport à laquelle la fixation dans une œuvre d'art serait déjà une déchéance. La critique de l'art séparé et l'idée de sa réalisation trouvent là une de leurs racines.
L'art du comportement prôné par les situationnistes est semblable à cette vie grecque dont parle Hannah Arendt (cf. La crise de la culture), pour laquelle l'action est bien supérieure à l'œuvre et encore plus au travail. Conception de la vie et de l'art qui est donc proche d'Arthur Cravan que Debord admirait tant. Et comme le rappelle Arendt elle-même, Achille, qui pour les Grecs était le modèle le plus accompli de l'homme, ces faits sont surtout les faits de guerre. Voilà qui expliquerait le goût de Guy Debord pour la guerre et la stratégie. Car la guerre est par excellence un comportement pur, une action qui mérite de rester dans la mémoire, mais qui ne crée pas d'œuvre, bien au contraire
Achille ? Voilà qui est singulièrement tiré par les cheveux… Mais puisque vous parlez de la guerre de Troie, je vous signale que Debord a choisi comme pseudonyme (dans ces courriers aux Portugais en 1974), le nom de Glaucos, capitaine des Lydiens.
SupprimerQuant à Andy Merrifield, désolé, son livre sur Debord est d'une inutilité assez commune.
Ce n'est pas moi que parle d'Achille, c'est Anselm Jappe dans son texte "Debord et l'authentique". Les analyses de Jappe sont en général plutôt pertinentes, surtout en ce qui concerne Debord. Et comme vous l'indiquez vous-même à propos du pseudonyme "Glaucos", Debord devait bien connaître L'Iliade, cela ne fait pas de doute.
SupprimerEh bien, il faudra en conclure que les analyses de Jappe ne sont pas aussi pertinentes qu'on peut le prétendre, et ce ne sera pas la première fois, voilà tout. Mais il est vrai qu'on ne saurait demander l'impossible à un universitaire (la carrière, la carrière !).
SupprimerInterview d'Andy Merrifield à propos de de son livre sur Debord : http://www.readysteadybook.com/Article.aspx?page=andrewmerrifield
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