Extrait 1
L’enthousiasme des plus grandes canailles de
notre époque en faveur de Debord devrait être raisonnablement le début de la
démolition de celui-ci. Il est temps d’entamer
la critique méthodique de ce penseur ; et de dire pour commencer que
contrairement à ce qui se radote depuis si longtemps, l’époque n’a pas connu d’ami
plus fidèle que le théoricien du spectaculaire intégré. On peut même avancer que
l’ère hyperfestive, laquelle n’a plus rien à voir avec la société du spectacle,
avait besoin de cet idéologue pour avancer masquée. Que les citoyens de la
post-Histoire aient commencé à canoniser l’ancien situationniste n’a rien de
surprenant. Dans le premier volume de sa Correspondance,
on voit justement Debord, en 1960, affairé à la réalisation d’un projet de
manifestation artistique qui devait se tenir dans le Stedelijk Museum d’Amsterdam. Il s’agissait d’organiser
l’espace du musée comme un labyrinthe ; et, surtout, d’y installer des portes. La nécessité de ces portes
ne sautant pas aux yeux de certains autres situationnistes, Debord la leur
explique inlassablement : « Les portes, telles que nous les avons
fixées à Bruxelles, sont totalement nécessaires pour créer la possibilité de s’égarer,
de revenir sur ses pas, de choisir des chemins différents », écrit-il à l’un.
Il faut que soient gardées toutes les portes telles que nous les avons fixé
ensemble à Bruxelles », répète-t-il à l’autre. Ces précieuses portes initiatiques, qui finalement ne seront
pas réalisées à Amsterdam en 1960, deviennent donc en 1999 la trouvaille
essentielle du ministre de la culture pour les festivités de l’an 2000 ;
et aussi un indice parmi d’autres que, si les années soixante ou soixante-dix
ont pu être rebelles à Debord, la nouvelle période ne l’est plus du tout.
Contrairement à ce qui se raconte pour préserver la légende d’un penseur dangereux,
l’âge post-historique et hyperfestif lit
Debord ; et le lit très bien ; et surtout, il l’accomplit. On en voit chaque jour le résultat, à travers le
désastre de la « communication totale », le cauchemar du « dialogue »
enfin établit entre les individus, le culte du « contact », les
malfaisances en expansion de l’« interactivité », la dictature du
proximisme, l’éloge des « tribus », la dissolution programmée de
toutes les « frontières symboliques » et de toutes les différenciations :
et, bien entendu, la généralisation du festif comme vie quotidienne enfin augmentée. Partout le debordisme
triomphe, jusque dans le rêve, exprimé ainsi en 1960 par Debord lui-même, de
dépasser le théâtre en « mettant les acteurs dans la rue » ; et,
partout la vie, de ce fait est devenu impossible. Homo festivus est le fils naturel
de Debord et du Web. Nous subissons ce que le futur auteur de La Société du spectacle appelait
également de ses vœux en 1960 : « La fin de la séparation généralisée
entre “producteurs de la culture” et le reste des gens vivants (donc, aussi,
entre un “domaine culturel” plus ou moins moderniste, et le reste de la vie) ».
Le debordisme est au pouvoir ; mais ceux qui en portent les couleurs doivent
toujours feindre aussi que l’idole dont ils se réclament est encore dans l’opposition.
Mais elle n’est que dans leur
opposition ; qui est, comme tout ce qu’ils touchent, un autre nom pour la servitude. (octobre 1999).
Philippe Muray, Essais, Les Belles Lettres.
Qu'est-ce que vous en pensez ?
RépondreSupprimerLe renversement de la réception de Debord entre 1960 et 2000 avec l'indice des "portes initiatiques" refusées puis reprises dans les festivités du ministère, est signalé comme un indice ("parmi tant d'autres") dont la portée m'échappe.. Car rien est dit du sens qu'elles pouvaient avoir dans ces festivités dont je n'ai aucunement le souvenir..
RépondreSupprimerPasserait-on d'un labyrinthe dont l'artiste garde le sens ou son absence secret, à la caricature ce cette mise en abîme du sens lorsque l'Etat en utilise lui-même la même la mise en scène ?
Merci pour vos partages et ce blog.
L'Etat post-moderne comme le pouvoir royal à l'époque du baroque pourrait-il fonder précisément son ordre sur la mise en abîme de la vérité cachée par le jeu des apparences produites par l'artiste, qui devient alors son auxiliaire sinon son prêtre privilégié ?
Pouvez-vous précisez grâce à votre connaissance de Debord ce que cette "reprise" de son jeu de "portes" pouvait avoir comme intérêt ou non pour lui ?