Extraits :
La question : « Où en sommes-nous
aujourd’hui ? » appelle tout d’abord la réplique :
« Sommes-nous seulement quelque part ? » Car il saute aux yeux
que nous nous trouvons en mouvement, une forme de mouvement qui ne peut se
décrire ni comme marche, ni comme avance, encore moins comme progression lente.
Tout au contraire : un mouvement s’opère depuis longtemps déjà, comme un accelarando, selon une accélération
croissante.
[…]
Dans ce grand mouvement accéléré, il ne
s’agit pas du destin de tel ou tel peuple, mais de celui des peuples et même,
tout simplement, de l’homme. Cela aussi est compris : et ce fait est reçu
au nombre de ceux qu’admet la conscience collective. / Ce thème mène loin. Nous
voulons y rattacher ici quelques idées relatives à l’État. Les contemporains
inclinent, comme on sait, à faire trop de cas de l’événement actuel, surtout
lorsqu’il est lié à des catastrophes. Il semble alors que le temps s’accélère,
de même que l’eau tombe plus rapidement dans les cataractes. Mais les
catastrophes, aussi loin que nous remontions — et nous pouvons aujourd’hui
remonter fort loin — n’ont guère modifié la structure éternelle de l’homme, et
c’est à peine si jamais elles ont compromis son existence. On peut bien plutôt supposer
que, comme le firent les glaciations, ou ces menaces qui provoquèrent les
Grandes Invasions, elles ont affermi cette structure et en ont précisé les
traits. L’homme, en tant qu’espèce, s’avance invulnérable à travers les ruines
des générations, des peuples et des cultures. / Les angoisses qui nous pressent
de nos jours, au contraire, n’envisagent pas seulement la ruine des individus
et des cultures, mais la mort totale de l’espèce. Les formes de cette ruine
sont en corrélation étroite avec l’intelligence humaine et ses décisions. On
songe moins aux problèmes de salut, comme jadis dans les visions d’apocalypse,
qu’à une fausse manœuvre de l’intelligence. / Cette manière de voir dissimule
la profondeur réelle de l’abîme, en ce qu’elle réduit le jugement sur la
situation actuelle aux bornes du champ que couvrent entièrement les décisions
de l’intelligence et du libre arbitre. C’est là méconnaître que ces bornes
mêmes ont été entraînées par le mouvement, et par conséquent sous-estimer les
proportions du péril, mais aussi des réserves prêtes à y remédier.
[…]
L’intellect humain est réduit à suivre les
leçons acquises par les faits ; c’est là où elles refusent leur concours
que commence l’expérimentation. L’esprit en est particulièrement égaré, en des
ères où l’intellect est souverain, s’étant libéré, dans l’État comme dans la
société, des forces qu’ils contenaient implicitement, pour leur prescrire leurs
formes par le seul savoir. D’où le double jeu troublant d’une liberté
intellectuelle qui a presque atteint l’absolu, et de son impuissance en face
des pressions exercées par un monde qui se hâte vers son avènement.
Ernst Jünger, L’État universel, Tel Gallimard.
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