Extrait 3
[Il s’agit d’une interview de Muray par
Elisabeth Lévy.]
Ph. M. : […] on n’est plus du tout au
stade de l’homme séparé, passif devant le spectacle. La fusion de l’humain et
du spectacle a eu lieu dans la société hyperfestive. C’est d’ailleurs ce qui me
sépare de Debord.
É. L. : Cela n’a pas toujours été votre position ! Avant de vous en
prendre à Debord vous l’avez encensé. Ne cherchez-vous pas plutôt à tuer le père,
ou, pour reprendre la thématique girardienne qui vous est chère, à vous
débarrasser de votre médiateur ?
Ph. M. : Je m’en prends aux debordiens
de la dernière heure plutôt qu’à Debord, qui est tout de même un grand
écrivain. J’attaque surtout ceux qui en font l’éloge retardataire au moment
même où sa grille de lecture n’est plus utilisable. J’ai la conviction que
notre époque est toute neuve, complètement inédite, et qu’elle ne peut plus
être comprise à travers cette grille debordienne selon laquelle l’homme
archi-aliéné est l’homme spectateur séparé de la vie réelle. L’individu que je
vois émerger est un acteur, un acteur
complet de sa propre existence, et tout l’y encourage, dans un réel lui-même
tout nouveau. On ne peut plus, sans anachronisme, mener une « critique de
la séparation » parce que toutes les séparations, toutes les différences,
toutes les frontières sont abolies. Plus aucune barrière ne sépare le spectacle
du spectateur. C’est la réalisation, en un sens (un sens infernal, mais
enfin ?) du debordisme, des visées de Debord qui, en 1979 encore, dans sa Préface à la quatrième édition italienne de
« La Société du spectacle », décrivait ce qui se passerait après
la fin de la « société aliénée » : « Là, on reverra une
Athènes ou une Florence dont personne ne sera rejeté, étendue aux extrémités du
monde ; et qui, ayant battu tous ses ennemis pourra enfin se livrer
joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie
historique. » Eh bien voilà, l’homme hyperfestif mondialisé se livre
joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie
posthistorique ! Mais pour ne pas apparaître de mauvaise foi, je vais vous
lire une autre phrase qui date de 1992 et qui est tirée de la préface à la
dernière édition de La Société du
spectacle : « Partout se posera la même redoutable question,
celle qui hante le monde depuis deux siècle : comment faire travailler les
pauvres, là où l’illusion a déçu, et où la force s’est défaite ? » On
peut dire que justement cette redoutable question ne se pose plus, car il ne
s’agit plus de faire travailler des
gens, pauvres ou non, puisque la solution festive a été trouvée pour toute une
humanité dont l’économie n’avait plus besoin (reste à faire avaler cette
solution à tout le monde). Vous voyez que ce n’est malheureusement pas grâce à
Debord que nous pourrions connaître l’univers où nous vivons. Il y a même des
chances pour que ceux qui le citent aujourd’hui à tout bout de champ comme s’il
s’agissait de sourates le fassent dans un but parfaitement conscient de
désinformation. Par ailleurs ma démarche n’est pas d’abord théorique, comme
dans La Société du spectacle, mais
littéraire. Ce que j’ai découvert, c’est par la littérature, par le roman que
je l’ai vu. Ensuite, je suis allé chercher la préhistoire de ma propre pensée
« théorique » chez Nietzsche, Hegel, Kojève. Mais ce ne sont que des
confirmations. Je continue à penser que c’est par l’art, et d’abord par celui
du roman, que l’on découvre le réel humain. […]
Ces propos appellent quelques commentaires.
D’abord se pose la question : est-ce c’est parce qu’il est interviewé par
Elisabeth Levy qu’il profère tant d’absurdité ? On s’aperçoit facilement
que ce n’est malheureusement pas le cas. Non, Philippe Muray prétend
sérieusement ringardiser la « théorie
du spectacle » qui est, rappelons-le, une théorie de l’aliénation qui
voit justement dans le spectacle la
« séparation achevée ».
Mais Philippe Muray a découvert que ce qu’il nomme la « société hyperfestive » dans
laquelle vivons désormais, n’a plu rien à voir avec le spectacle qu’elle a rattrapé et dépassé : ainsi, il n’y a plus
d’aliénation puisqu’il n’y a plus de séparation ; et il n’y a plus de
spectateurs parce qu’ils sont tous devenus des acteurs. Et, dit-il à Elisabeth
Lévy qui biche : «Vous voyez que ce
n’est malheureusement pas grâce à Debord que nous pourrions connaître l’univers
où nous vivons. » ; sous-entendu : mais heureusement, je suis
là pour prendre la relève. Du coup, il se lâche et lui fait une révélation :
lui n’a pas « pris les choses par la théorie » — ce
qu’il reproche, à tort à Debord* — ; mais par la littérature, le roman.
Bref, il raconte des histoires auxquelles
il croit et après il va vérifier chez les classiques si ça colle — et ça colle !
Comme ça il est sûr de ne pas raconter de conneries. On le voit, la méthode est
imparable.
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* « Ils
ont l’air de croire, à présent, les petits hommes, que j’ai pris les choses par
la théorie, que je suis un constructeur de théorie […]. »
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