Dans le cochon tout est bon :
La démocratie-marché est essentiellement une
compétition entre élites ; les décisions, les « outputs »
politiques, ne s’épanouissent pas d’elles-mêmes, et, plus est amorcée la Triple
Alliance de l’identification des marchés économiques, politiques et
communicationnels, plus s’impose la nécessité d’une dissymétrie préfabriquée
par les ingénieurs sociaux du consensus. Cette dissymétrie a désormais une vocation
globale — culturelle, politique, économique —, une société civile à l’échelle planétaire inspirant une offensive qui a
réussi à réunir l’anarchie, le juridisme, l’empirisme logique et le
mercantilisme sous un même étendard : celui de la Grande Armée du néo-conservatisme
festif, celui du Dieu unique ragaillardi par le chaos et le réseau, celui des
sociologues mercenaires de la Trilatérale, des grognards désabusés de la
postmodernité et du postindustriel, des publicistes des droits de l’homme et
des groupies du post-totalitarisme et, pour terminer la marche, celui des maquignons
du dressage cognitif. La Grande Armée abat ses atouts sans complexe : elle
se fait fort de conjuguer les talents des vestes de tweed des sciences molles et
ceux des blouses blanches des sciences dures ; de célébrer les
retrouvailles des scientifiques impatients de « philosopher de quelque
chose » et des penseurs soucieux de se rendre utiles et de « prédire
quelque chose ». / Ce ne sont pas les robots qui nous menacent mais ce rapport instrumental au langage — porté
aux nues par l’empirisme mercantile —, qui prétend le dépouiller de toute
ambiguïté afin que toute opération cognitive puisse être vue comme une suite d’étapes
élémentaires. Ce rapport s’articule avec une soumission de plus en plus
étriquée à la commande sociale associée à une demande de « philosophie
sérieuse » adressée aux « grands savants ». On ne compte plus
les « dialogues » ou les « réflexions éthiques », différant
par leur contenu scientifique mais identifiables par leur rationalisme
endimanché et le ton désabusé qui sied à la philosophie en chaise longue.
Pourquoi se priver ?
À la mesquinerie de l’« homme moyen »,
incapable d’enthousiasme et vautré dans le pluralisme — ce multiple anesthésié
—, il convient d’opposer l’homme
quelconque, capable d’éveiller le geste politique qui déborde toute routine
et tout possible anticipé. Car il existe un héroïsme
du quelconque, de ce quelconque qui, à la fois singulier et innocent, peut
être porteur d’un exceptionnel dont
Carl Schmitt disait qu’il pense « le général avec toute l’énergie de la
passion ». / C’est précisément cet exceptionnel qui manifeste l’excellence du politique en tant que tel,
comme ce qui, selon Hegel, a essentiellement à voir avec l’héroïque et le superflu, comme le lieu de décisions étrangères
aux démarches « naturelles », aux considérations statistiques et aux
anticipations de la psychologie des foules. L’exceptionnel foisonne dans les
démocraties-marchés, mais l’Élite consensuelle le confisque comme notoriété, ou
comme « ressource rare » ou, pis, comme résidu nostalgique de l’« extrême » et complémentaire du
territoire de l’« homme moyen ». / Pourtant si l’exceptionnel ne « sort »
pas d’un Chaos de possibles, il ne se définit pas pour autant par opposition à
l’« homme moyen ». L’exceptionnel n’est pas le privilège réservé aux « grand
noms » : le héros du quelconque peut être un Niveleur, un Sans-culotte
ou un Résistant anonyme, mais qui sait que la liberté cogne comme un fait et ne
se réduit pas à un « choix ». Le héros du quelconque ne se dérobe pas
derrière une déduction ou une optimisation ; nous sommes loin des
pilotages de la Main invisible, des décisions « à petits pas »
émergeant péniblement des spéculations des lobbies. Seul l’héroïsme du
quelconque peut sauver la société civiles de ses lâchetés et ses égoïsmes ;
il ne gère pas au mieux des coalitions d’individus accomplis — fussent-elles
épicées de « chaotique » — mais propulse
dans le collectif des individuations nouvelles. C’est pourquoi il possède
cette capacité de nous ébranler absolument — qui pourrait oublier les marins du
Potemkine ou les cheminots de la
Bataille du rail — d’amplifier nos possibles et de nous sauver de l’immonde
condition d’« espèce humaine » sans le secours d’un Dieu, et donc de
faire que l’Histoire ne se résume pas à la conquête de « niches
écologiques » assurant la prolifération optimale de peuplades. / […] / Et
si les horoscopes des « grandes tendances » se trompaient ? Et
si le cyber-bétail redevenait un peuple, avec ses chants et ses gros appétits,
une membrane géante qui vibre une humanité-pulpe d’où s’enrouleraient toutes
les chairs ? Ce serait peut-être une définition moderne du communisme :
« À chacun selon sa singularité. » De toute manière, il y aura
beaucoup de pain sur la planche, car nous devons vaincre là où Hegel, Marx et
Nietzsche n’ont pas vaincu.
Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, folio actuel.
Prochainement, ne manquez pas :
Mourir et
dépenser comme des veaux.
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