lundi 23 juillet 2012

À propos de Debord / Voyer, mode d’emploi



Je disais vouloir faire un commentaire du texte de Bueno, en fait, il n’y a pas grand-chose à y redire. Je profiterais de l’occasion pour apporter quelques éclaircissements à la citation liminaire de celui-ci. Elle est tirée du chapitre : Force et entendement, Phénomène et monde suprasensible de la Phénoménologie. Hegel est une référence à la fois pour Debord et Voyer. Mais il est surtout pour le second un cheval de bataille qu’il utilise (à sa manière, évidemment) pour anéantir ses adversaires — Debord en tête. Il n’est donc pas inutile de laisser, pour une fois, la parole au cheval ; ce qui permettra de rendre compte de la distance qu’il y a entre lui et ses cavaliers épigones qui l’instrumentalisent sans vergogne dans des querelles partisanes.


Pour bien comprendre de quoi il s’agit, dans cette citation, il faut restituer le contexte où elle apparaît dans l’économie de la Phénoménologie. Voyons :

« L’entendement possède le concept de la “différence en soi-même” dans la mesure où la loi, en lui, est totalité à la fois simple et indifférenciée. Cette unité des deux moments n’est pas encore vue comme le fait de la “Chose même”, l’entendement assume lui-même son expression. Mais cet acte d’expliquer ne fait que redoubler le contenu de la force dans celui de la loi. »* Hegel prend l’exemple de l’éclair pour illustrer son propos : « L’événement singulier de l’éclair, p. ex., se trouve ainsi comme [quelque chose d’] universel, et cet universel énoncé comme la loi de l’électricité : l’explication ressaisit ensuite la loi dans la force [entendue] comme l’essence de loi. Cette force est alors disposée de telle sorte que, lorsqu’elle s’extériorise, viennent au jour des électricités op-posées, qui disparaissent à nouveau les unes dans les autres, ce qui veut dire que la force est disposée exactement comme la loi ; on dit que les deux ne sont aucunement différentes. Les différences sont l’extériorisation universelle pure, ou la loi, et la force pure ; mais les deux ont le même contenu, la même disposition ; la différence comme différence du contenu, i.e. de la Chose, se trouve à nouveau soustraite. »

Hegel poursuit : « Dans ce mouvement tautologique, l’entendement, comme il résulte, persiste dans la calme unité de son ob-jet, et le mouvement tombe seulement dans lui-même, non dans l’ob-jet ; il est un expliquer qui non seulement n’explique rien, mais est si clair que, en se disposant à dire quelque chose de différent de ce qui est déjà dit, il ne dit rien, mais répète la même chose. En la Chose même ne surgit par ce mouvement rien de nouveau, mais il [= le mouvement] vient en considération comme mouvement de l’entendement. Dans lui pourtant nous connaissons justement ce qui fut trouvé manquant en la loi, savoir l’échange absolu lui-même, car ce mouvement, si nous le considérons de plus près, est immédiatement le contraire de lui-même. Il pose en effet une différence qui non seulement n’est pas une différence pour nous, mais qu’il sursume lui-même comme différence. […] / Cet échange, ainsi, n’est pas encore un échange de la Chose même, mais se présente plutôt comme un échange pur, du fait justement que le contenu des moments de l’échange demeure le même. Mais en tant que le concept comme concept de l’entendement est la même-chose que ce qu’est l’intérieur des choses, cet échange advient comme pour lui comme loi de l’intérieur. […] Le concept exige de l’absence de pensée de rassembler les deux lois et de devenir consciente de leur op-position. »

Résumons : « La première loi, celle de l’égalité des différences était une expression de l’identité ; la deuxième loi, régie globalement par la différence, dit maintenant que les termes identiques se repoussent et que les termes différents s’attirent (ainsi dans le phénomène de l’électricité) […]. »* Poursuivons avec Hegel : « C’est avec le jeu des forces que se dégagea cette loi [la seconde] justement comme cet acte de passer absolu, ou comme échange pur ; l’homonyme, la force, se décompose dans une opposition qui d’abord apparaît comme une différence autostante, mais qui en fait s’avère n’en être pas une ; car c’est l’homonyme qui se repousse de soi-même, et ce repoussé s’attire par conséquent essentiellement, car il est la même chose ; la différence faite, comme elle n’en est pas une, se sursume donc à nouveau. […] / Par ce principe, le premier suprasensible, le calme royaume des lois, la réplique immédiate du monde perçu, se trouve inversé dans son contraire ; la loi était en général ce qui demeure-égal à soi, tout comme ses différences ; mais maintenant est posé que tout deux sont plutôt le contraire de soi-même ; l’égal à soi se repousse plutôt de soi, et l’inégal à soi se pose plutôt comme l’égal à soi. En fait, ce n’est qu’avec cette détermination que la différence est [différence] intérieure, ou différence en soi-même, en tant que l’égal est inégal à soi, l’inégal égal à soi. » C’est ainsi que : « La différence intérieure [qui] était d’abord à l’œuvre, à un niveau formel, du côté de l’entendement (acte d’expliquer) ; […] est maintenant posée dans son contenu développé comme identité des termes contraires. Du coup, elle n’est plus confinée dans l’entendement, mais qualifie le monde supra sensible en tant que tel. »*

On en arrive ainsi à la citation que donne Bueno : « Ce deuxième monde suprasensible est de cette manière le monde renversé; et, au vrai, en tant qu'un côté est déjà présent-là à même le premier monde suprasensible, [il est] le monde renversé de ce premier monde. »** Mais pour une bonne intelligence du texte, il faut citer la suite : « L’intérieur par là, est achevé comme phénomène. Car le premier monde suprasensible était seulement l’élévation immédiate, dans l’élément universel, du monde perçu ; il avait son antitype nécessaire en celui-ci, qui conservait encore pour soi le principe de l’échange et du changement ; le premier royaume des lois manquait de cela, mais il l’obtient comme monde renversé. » Poursuivons, toujours avec Hegel : « Selon la loi de ce monde renversé, l’homonyme du premier est donc l’inégal de soi-même, et l’inégal de ce même [premier monde] est pareillement inégal à lui-même, ou il devient égal à soi. […] Ce qui dans la loi du premier [est] pôle nord pour l’aimant est, dans son soi suprasensible autre (à savoir dans la terre), pôle sud ; mais ce qui là-bas est pôle sud est ici pôle nord. […] Dans une autre sphère, selon la loi immédiate la vengeance sur l’ennemi est la satisfaction suprême de l’individualité blessée. Mais cette loi [qui consiste], [face] à qui ne me traite pas comme auto-essence, à me montrer comme essence contre lui, et à le sursumer plutôt comme essence, se renverse, de par le principe du monde autre, dans le [principe] op-posé, le rétablissement de moi comme de l’essence par l’acte de sursumer l’essence étrangère [se renverse] dans l’autodestruction. Si maintenant ce renversement, qui se trouve présenté dans la punition du crime, est fait loi, il n’est aussi à nouveau que la loi de l’un des mondes, lequel à en face de un monde suprasensible renversé, dans lequel ce qui dans celui-là est méprisé [vient] à l’honneur, ce qui dans celui-là est tenu en estime vient à mépris. La punition qui, selon la loi du premier [monde], déshonore et anéantit l’homme se transforme, dans son monde renversé, dans la grâce qui maintient son essence et le remet en honneur. »

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* Note de la traduction de la Phénoménologie par Gwendoline Jarczyk et Pierre-jean Labarrière que nous utiliserons.

** Nous donnons la traduction de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière.


Le lecteur perplexe qui aura suivi jusque-là se demandera : quel rapport avec Debord et Voyer ? Je le renvoie à : Contribution à la résolution de l’antinomie Debord / Voyer, (quasi una fantasia) de : Voyer mis à nu par ces célibataires mêmes :


Soit l'antinomie : Debord / Voyer ; qui s'écrit également : Debord / anti-Debord ; que l'on se gardera de convertir en : anti-Voyer /Voyer, dans la mesure où Debord n'a pas voulu se poser ouvertement comme anti-Voyer : il a préféré feindre d'ignorer superbement l'opposition – ce qui devait fatalement se retourner contre lui comme on le verra dans la suite de la démonstration.

Soit, la loi de la polarité que Hegel exprime comme suit : « L'Homonyme, la force, se décompose, donnant naissance à une opposition, qui se manifeste d'abord comme une différence indépendante et stable, mais une différence qui se démontre en fait n'être aucunement différence ; en effet ce qui se repousse soi-même de soi-même est l'Homonyme ; et ce qui est repoussé s'attire donc essentiellement, car il est le même ; ainsi la différence instituée n'étant pas différence se supprime encore une fois. La différence se présente alors comme la différence de la chose même, ou comme différence absolue, et cette différence de la chose, n'est rien d'autre que l'Homonyme qui s'est repoussé soi-même de soi, et expose par là seulement une opposition qui n'est pas une opposition. »

Rapportons cette loi – non sans lui avoir appliqué la légère correction pataphysique qu'elle mérite en l'occurrence - au couple antinomique Debord / Voyer alias Debord / anti-Debord. Ce qui permet d'établir avec certitude que la période la plus féconde chez Voyer, qui trouve son expression achevée dans le Rapport, coïncide bien avec la polarisation de son opposition à Debord. On vérifie aussi la proposition qui veut que la réfutation d'un système ne puisse pas venir du dehors : « La réfutation véritable doit donner dans la force de l'adversaire et se placer dans l'orbite de sa vigueur ; l'attaquer en dehors de lui-même, et l'emporter là où il n'est pas ne fait pas progresser la chose. » De la même manière on comprend que Debord, dès lors qu'il se pense au-dessus de toute critique et qu'il prétend pouvoir refuser unilatéralement le jeu des forces polarisées où il est impliqué, qu'il le veuille ou non, non seulement se condamne ipso facto à figer la théorie dans le dogme ; mais loin de neutraliser comme il le croit l'autre pôle, il contribue bien plutôt à ce que l'énergie s'en décharge négativement contre lui avec d'autant plus de violence qu'il s'obstine à ne pas lui répondre. – Aussi bien, pour rester dans cette logique de la polarisation, peut-on dire que Debord contribue à décharger contre lui-même sa propre énergie devenue négative et qu'ainsi il s'autodétruit. Ce que le corollaire à la loi énonce de cette manière: « Dans une autre sphère, selon la loi immédiate, la vengeance sur un ennemi est la plus haute satisfaction de l'individualité violée. Mais cette loi selon laquelle je dois me montrer comme une essence indépendante vis-à-vis de celui qui ne me traite pas comme tel, et dois donc le supprimer comme essence, se convertit par le principe de l'autre monde en la loi opposée : la réintégration, de moi-même comme essence par la suppression de l'essence étrangère se convertit en auto-destruction. » Or, si en parfait accord avec la loi Debord accomplit bien la vengeance de Voyer en disparaissant, il ne peut plus y avoir d'autre vengeance pour celui-ci que de réaliser celle de Debord. Dura lex. Confronté à pareille extrémité, on comprend que Voyer ait plutôt décidé de n'en faire qu'à sa (forte) tête et de poursuivre envers et contre toute logique sa vindicte sans objet - ce qui prouve qu'il est loin d'être la moitié d'un imbécile (de Paris) et que si la théorie a du plomb dans l'aile, l'arbre de vie est toujours vert.

D'où l'on déduira, pour conclure, que les candidats à la remise en marche de la machine théorique à double culbuteur renversé destinée à assurer notre salut dans ce monde (ou dans l'autre) auront prioritairement à rétablir le contact entre les deux pôles antagonistes Debord / Voyer aujourd'hui fâcheusement séparés ; et pour peu qu'ils soient en mesure d'assurer la circulation énergétique en évitant que tout ne leur pète à la gueule, comme il est à craindre dans ce genre d'opération, ils peuvent espérer résoudre l'antinomie et arriver ainsi à la réconciliation à un niveau supérieur.

Hegel qui était un spécialiste de la chose appelait ça la dialectique.

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