Ne fixe pas la route ; suis la. Mais la
suivre comment, et jusqu’où ? La suivre comme ceux qui viennent de la ville ou qui s’y rendent, comme ceux
qui partent et ceux qui rentrent, comme ceux qui viennent acheter et vendre,
comme ceux viennent voir et entendre, ou comme ceux qui s’en vont fatigués d’entendre
et de voir ? Comme lesquels de ceux-là ? ou comme quoi de commun à
eux tous ? ou de quelle autre manière différente de celle d’eux tous ?
/ Quoi qu’il en soit, je ne pourrais que partir. Quels que fussent le sens et
la nature de mon inquiétude, son palliatif — non pas son remède, je le savais
bien — c’était partir, suivre cette route jusqu’où le Destin le voudrait.
Pourquoi, pour quoi faire, à la recherche de quoi ? Je le savais aussi peu
que je savais le sens et la nature de mon inquiétude.
[…]
Longtemps j’ai suivi la route, m’enfonçant
toujours davantage à l’intérieur du pays. De ce qui s’est passé au cours du
voyage il n’y a rien à rapporter, parce qu’il n’est ne m’est rien arrivé d’autre
que ce qui arrive à tous les voyageurs, quand ils n’ont rien de plus à raconter
que la joie du parcours à certains moments et leur fatigue heureuse à l’heure
de s’endormir, le soir, dans les auberges, contents de l’étape du jour. / J’ai
traversé des villes et des villages, j’ai vu des champs de toutes sortes, j’ai
longé les murs de beaucoup de propriétés. J’ai croisé des gens qui se rendaient
dans ma ville natale, et des gens qui partaient, les uns joyeux, les autres tristes,
les uns préoccupés, les autres légers, mais je n’ai vu personne comme moi,
parce que tous semblaient avoir une destination, et que je n’en avais d’autre
que la route, et tous semblaient chercher ce qu’il connaissaient et moi seul cherchais
un Homme en noir dont je ne pouvais pas me souvenir. / […] / Je ne sais pas non
plus combien de jours j’ai marché j’ai marché, ou si j’ai parcouru une distance
plus grande que celle habituellement comptée en jours. Celui qui ne pense qu’à
suivre la route ne mesure ni le temps ni ses pas. Je sais qu’après un nombre
indéfini de jours, la campagne commença à changer d’aspect et l’aspect des
maisons, la taille des arbres, une certaine élégance des façades, la façon
différente qu’avaient les habitants de se mouvoir, annoncèrent la proximité d’une
ville immense. J’avais atteint, en effet, les environs de la plus grande cité
du royaume, vaste métropole sur un long fleuve, où le commerce, l’industrie et
la concentration de la vie faisaient fourmiller et se mélanger les existences,
les intentions et les destins.
Fernando Pessoa, La Pèlerin, La Différence.
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