vendredi 27 avril 2012

Lectures – Le mouvement situationniste

Extraits :

Esthétique organisationnelle

[…] / Déjà en leur temps l’IL et l’IS avaient multiplié les structures mystérieuses : le Groupe de recherche psychogéographique, le Comité psychogéographique de Londres, le Bureau de recherche pour un urbanisme unitaire, le Comité européen pour la relance de d’une expansion humaine, l’Institut de vandalisme comparé, l’International Cultural Enterprises Ldt et le projet Sigma d’Alexander Trocchi, le Coucil for the Libération of Daily Life (CLDL) de Robert Chasse et Bruce Elwell, etc. on sait que ces structures étaient loin d’avoir toutes une existence effective… […] / Ayant pris ses distances avec l’esthétique en art, le mouvement situationniste l’avait en fait réintroduite dans la formalisation de son action collective. C’était une esthétique parodique qui garantissait  une « critique de la politique », détournant avec humour aussi bien les organisations bureaucratiques de l’Ouest (l’IS avait par exemple décidé de calquer son organisation interne sur les structures de l’Otan*) que celles de l’Est (par l’adoption d’un Comité central, l’autodéfinition de l’IS sur le modèle léniniste de l’avant-garde de révolutionnaire professionnels, ou encore, au temps de l’IL, la pratique de l’autocritique). Même l’exclusion, dont Chtcheglov devait dire qu’elle faisait partie de la légende situationniste — une légende noire pour beaucoup d’interprètes — était finalement plus un jeu qu’une mesure disciplinaire : Walter Lewino, un ami proche de Michèle Bernstein, raconte ainsi qu’elle et Guy Debord « se demandaient parfois au réveil lequel ils allaient exclure, et au besoin le tiraient au sort »… À examiner dans le détail l’histoire de l’IS, on se rend d’ailleurs compte que nombre d’exclusions furent loin d’être des oukases rigoureusement appliqués, beaucoup de situationnistes continuant de fréquenter d’anciens camarades exclus, voire de collaborer avec eux. […] / Considérant cela, il n’est pas étonnant que l’existence même de l’Internationale situationniste soit devenu un objet de création et de recréation, et ce dès le début des années 1960 avec la fondation  de la « Deuxième Internationale situationniste ». En mars 1962, le danois Jørgen Nash (frère d’Asger Jorn), la hollandaise Jacqueline de Jong et les suédois Katja Lindell, Hardy Strid, Stefan Larson et Ansgar Elde, tous membres de l’IS qui avaient protesté contre l’exclusion de groupe Spur, se voient contraint de partir à leur tour. La ferme de Jørgen Nash, à Drakabygget dans le sud de la Suède, va leur servi de point de ralliement et de laboratoire collectif pour un « art situationniste » : ils fondent un « Bauhaus situationniste » et y publient la revue Drakabygget qui connaîtra cinq numéros jusqu’en 1966. Très vite rejoins par le danois Jens Jørgen Thorsen, l’anglais Gordon Frazakerley et un certain Patrick O’Brien**, ils vont transformer ce Bauhaus en une Deuxième Internationale situationniste, dont le manifeste est prononcé en août 1962 lors d’une réunion à Stockholm. […] / Coïncidence amusante : à la même époque que la Deuxième Internationale situationniste apparaît la « Deuxième Internationale lettriste », dont il faut dire un mot. De la « première » Internationale lettriste, Jean-Louis Brau avait été exclu en juin 1954, Gil Wolman le sera à son tour à la veille de la constitution de l’IS, en janvier 1957. En 1959, les deux complices reprennent leurs expérimentations plastiques entamées dix ans plus tôt autour des métagraphies lettristes. C’est le prélude à leur retour au sein du groupe lettriste, où les rejoint François Dufrêne, autre disciple dissident d’Isidore Isou, qui avait crée en 1953 l’Ultra-lettrisme, et qu’on retrouvera plus tard au sein du Nouveau Réalisme. Voilà donc Dufrêne, Brau et Wolman participant à plusieurs manifestations collectives lettristes, y développant des propositions poétiques et plastiques inédites (notamment l’« art-scotch » inventé par Wolman). Mais à l’automne 1964, à l’occasion d’une polémique survenue lors de l’exposition Lettrisme et Hypergraphie à la galerie Rodolphe Stadler, Dufrêne, Brau et Wolman quittent définitivement le groupe d’Isou. Une rupture qui a un petit air de déjà-vu… Dès lors, ironiquement, les deux acolytes se forment en Deuxième Internationale lettriste — la « DIL », comme dira Wolman. Même si celle-ci n’a produit que très peu d’œuvres — on retiendra surtout son manifeste sonore intitulé Poésie physique, sous la forme d’un triple 45 tours publié chez Achèle en 1965 —, elle a surtout été une histoire d’amitié entre trois hommes réunis par même recherche de l’oralité en poésie, faisant retour par delà les enregistrements et manipulations de voix sur bande magnétiques, au corps lui-même, vecteur du souffle, entre cri et halètement. / Dans la continuité de ces tentatives de secondes vies de l’IL et de l’IS, après 1972, le projet de reconstituer l’organisation situationniste qui venait de se dissoudre à traversé l’esprit d’un bon nombre de personnes qui avaient y été associés, en avaient été exclues, où en chérissaient le souvenir. En 1974, Jens Jørgen Thorsen, qui avaitété l’un des plus actifs au sein de la Deuxième IS, parvient à rassembler autour de lui un certains nombre d’anciens situationnistes : son vieux complice Jørgen Nash, mais aussi le danois J.V. Martin, les anciens membres du groupe Spur Heimrad Prem et Helmut Sturm, ou encore l’américain Jon Horelick. L’objectif de former une « Antinationale situationniste », dont un projet de manifeste paraît dans la revue du même nom cette année-là. Mais cette initiative n’aura pas de suite… En 1983, c’est cette fois du côté des groupuscules post-situationnistes que l’on s’active à la constitution d’une « Troisième Internationale situationniste » : à Paris, dans des circonstances abracadabrantes, se réunissent plusieurs dizaines de théoriciens venus des quatre coins du monde, avec l’ambition de remettre sur pied une organisation révolutionnaire semblable à l’IS. Là encore ce sera peine perdue, faute d’avoir réussi à mettre tout le monde d’accord***.

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* « Renseignements situationnistes », IS n°8, janvier 1963.

** Probablement le pseudonymes de Guy Atkins, un proche d’Asger Jorn qui éditera dans les années 1970-1980 un catalogue raisonné se ses œuvres.

*** Cf. le petit livre d’Yves Tenret, Comment j’ai tué la troisième Internationale situationniste, Paris, Éditions de la Différence, 2004, qui raconte cet épisode avec un humour dévastateur.


Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste, Une Histoire intellectuelle, L’échappée.

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