Extraits :
Esthétique
organisationnelle
[…]
/ Déjà en leur temps l’IL et l’IS avaient multiplié les structures
mystérieuses : le Groupe de recherche psychogéographique, le Comité
psychogéographique de Londres, le Bureau de recherche pour un urbanisme
unitaire, le Comité européen pour la relance de d’une expansion humaine,
l’Institut de vandalisme comparé, l’International Cultural Enterprises Ldt et
le projet Sigma d’Alexander Trocchi, le Coucil for the Libération of Daily Life
(CLDL) de Robert Chasse et Bruce Elwell, etc. on sait que ces structures
étaient loin d’avoir toutes une existence effective… […] / Ayant pris ses
distances avec l’esthétique en art, le mouvement situationniste l’avait en fait
réintroduite dans la formalisation de son action collective. C’était une
esthétique parodique qui garantissait
une « critique de la politique », détournant avec humour aussi
bien les organisations bureaucratiques de l’Ouest (l’IS avait par exemple
décidé de calquer son organisation interne sur les structures de l’Otan*) que
celles de l’Est (par l’adoption d’un Comité central, l’autodéfinition de l’IS
sur le modèle léniniste de l’avant-garde de révolutionnaire professionnels, ou
encore, au temps de l’IL, la pratique de l’autocritique). Même l’exclusion,
dont Chtcheglov devait dire qu’elle faisait partie de la légende situationniste
— une légende noire pour beaucoup d’interprètes — était finalement plus un jeu
qu’une mesure disciplinaire : Walter Lewino, un ami proche de Michèle
Bernstein, raconte ainsi qu’elle et Guy Debord « se demandaient parfois au
réveil lequel ils allaient exclure, et au besoin le tiraient au sort »… À
examiner dans le détail l’histoire de l’IS, on se rend d’ailleurs compte que
nombre d’exclusions furent loin d’être des oukases rigoureusement appliqués,
beaucoup de situationnistes continuant de fréquenter d’anciens camarades
exclus, voire de collaborer avec eux. […] / Considérant cela, il n’est pas
étonnant que l’existence même de l’Internationale situationniste soit devenu un
objet de création et de recréation, et ce dès le début des années 1960 avec la
fondation de la « Deuxième
Internationale situationniste ». En mars 1962, le danois Jørgen Nash
(frère d’Asger Jorn), la hollandaise Jacqueline de Jong et les suédois Katja
Lindell, Hardy Strid, Stefan Larson et Ansgar Elde, tous membres de l’IS qui
avaient protesté contre l’exclusion de groupe Spur, se voient contraint de
partir à leur tour. La ferme de Jørgen Nash, à Drakabygget dans le sud de la
Suède, va leur servi de point de ralliement et de laboratoire collectif pour un
« art situationniste » : ils fondent un « Bauhaus
situationniste » et y publient la revue Drakabygget qui connaîtra cinq numéros jusqu’en 1966. Très vite
rejoins par le danois Jens Jørgen Thorsen, l’anglais Gordon Frazakerley et un
certain Patrick O’Brien**, ils vont transformer ce Bauhaus en une Deuxième
Internationale situationniste, dont le manifeste est prononcé en août 1962 lors
d’une réunion à Stockholm. […] / Coïncidence amusante : à la même époque
que la Deuxième Internationale situationniste apparaît la « Deuxième
Internationale lettriste », dont il faut dire un mot. De la
« première » Internationale lettriste, Jean-Louis Brau avait été
exclu en juin 1954, Gil Wolman le sera à son tour à la veille de la
constitution de l’IS, en janvier 1957. En 1959, les deux complices reprennent
leurs expérimentations plastiques entamées dix ans plus tôt autour des
métagraphies lettristes. C’est le prélude à leur retour au sein du groupe lettriste,
où les rejoint François Dufrêne, autre disciple dissident d’Isidore Isou, qui
avait crée en 1953 l’Ultra-lettrisme, et qu’on retrouvera plus tard au sein du
Nouveau Réalisme. Voilà donc Dufrêne, Brau et Wolman participant à plusieurs
manifestations collectives lettristes, y développant des propositions poétiques
et plastiques inédites (notamment l’« art-scotch » inventé par
Wolman). Mais à l’automne 1964, à l’occasion d’une polémique survenue lors de
l’exposition Lettrisme et Hypergraphie
à la galerie Rodolphe Stadler, Dufrêne, Brau et Wolman quittent définitivement
le groupe d’Isou. Une rupture qui a un petit air de déjà-vu… Dès lors,
ironiquement, les deux acolytes se forment en Deuxième Internationale lettriste
— la « DIL », comme dira Wolman. Même si celle-ci n’a produit que
très peu d’œuvres — on retiendra surtout son manifeste sonore intitulé Poésie physique, sous la forme d’un
triple 45 tours publié chez Achèle en 1965 —, elle a surtout été une histoire d’amitié
entre trois hommes réunis par même recherche de l’oralité en poésie, faisant
retour par delà les enregistrements et manipulations de voix sur bande
magnétiques, au corps lui-même, vecteur du souffle, entre cri et halètement. / Dans
la continuité de ces tentatives de secondes vies de l’IL et de l’IS, après
1972, le projet de reconstituer l’organisation situationniste qui venait de se
dissoudre à traversé l’esprit d’un bon nombre de personnes qui avaient y été
associés, en avaient été exclues, où en chérissaient le souvenir. En 1974, Jens
Jørgen Thorsen, qui avaitété l’un des plus actifs au sein de la Deuxième IS,
parvient à rassembler autour de lui un certains nombre d’anciens
situationnistes : son vieux complice Jørgen Nash, mais aussi le danois
J.V. Martin, les anciens membres du groupe Spur Heimrad Prem et Helmut Sturm,
ou encore l’américain Jon Horelick. L’objectif de former une « Antinationale
situationniste », dont un projet de manifeste paraît dans la revue du même
nom cette année-là. Mais cette initiative n’aura pas de suite… En 1983, c’est
cette fois du côté des groupuscules post-situationnistes que l’on s’active à la
constitution d’une « Troisième Internationale situationniste » :
à Paris, dans des circonstances abracadabrantes, se réunissent plusieurs
dizaines de théoriciens venus des quatre coins du monde, avec l’ambition de
remettre sur pied une organisation révolutionnaire semblable à l’IS. Là encore
ce sera peine perdue, faute d’avoir réussi à mettre tout le monde d’accord***.
___________________
*
« Renseignements situationnistes », IS n°8, janvier 1963.
**
Probablement le pseudonymes de Guy Atkins, un proche d’Asger Jorn qui éditera
dans les années 1970-1980 un catalogue raisonné se ses œuvres.
***
Cf. le petit livre d’Yves Tenret, Comment j’ai tué la troisième Internationale
situationniste, Paris, Éditions de la Différence, 2004, qui raconte cet épisode
avec un humour dévastateur.
Patrick
Marcolini, Le mouvement situationniste,
Une Histoire intellectuelle, L’échappée.
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