Extraits* :
S’il
est des labyrinthes où le héros engage son corps, il en est d’autres,
innombrables où il engage sa pensée. Chaque fois que nous songeons à la vie et
à la mort, à l’instant et à l’éternel, à la barbarie et à la civilisation, au
visible et à l’invisible, à l’humain et au divin, nous entrons dans des
labyrinthes spirituels où chaque idée renvoie à son contraire, où tout se
dédouble et se démultiplie, où tout n’est que reflets, allusions, possibilités
vertigineuses, réflexions infinies. Dès l’instant où l’on pense, on entre dans
un labyrinthe d’où ne sortirons jamais, car la pensée n’a d’autre issue que
notre propre mort. À ce moment nous connaîtrons ce que nous avons toujours
cherché. Aussi longtemps que nous vivons, nous errons dans le labyrinthe de
notre corps où nos désirs s’opposent à nos pensées. Le labyrinthe est l’emblème
de notre existence terrestre.
Si
le maniérisme faisait la part belle à l’imagination, le baroque élargit
l’horizon du réel ; on peut même dire qu’il a transfiguré le réel et nous
l’a donné à aimer. Il a approfondi la nature et privilégié le mouvement, lui
conférant une suprématie sans rival dans le domaine des idées-forces. C’est un
art total qui réunit peinture, sculpture, architecture, décor urbain,
fontaines, bassins et jets d’eau, arbres taillés ou on, parterres de fleurs et
tapis de gazon. C’est aussi l’art des passions violentes, des extases et des
métamorphoses, des apparitions et des épiphanies de forces surnaturelles. Le
monde baroque, c’est à la fois le triomphe de la nature la plus nature et le
triomphe de la grâce, de sorte que dans l’art baroque le plus charnel est
habité par l’esprit et le plus spirituel se manifeste aussi dans toute chair.
*
Le
père Tesauro […] nous apprend que de son temps un jeu de société faisait
fureur, le labyrinthe de l’Arioste. C’était une variété de Jeu de l’oie. En
guise de lieux périlleux comme la prison qui oblige le joueur à attendre qu’un
malchanceux prenne sa place ou comme le gibet qui vous fait revenir à la case
départ, c’étaient les épisodes les plus célèbres du Roland Furieux de l’Arioste qui servaient de relais et de zones
d’épreuves. / On se rappelle que le parcours initiatique du Jeu de l’oie,
jalonné de neuf en neuf par la présence de l’oiseau symbolique, s’achève au
numéro 63 dans le lac sacré : c’est là que l’on célèbre ses noces avec
soi-même. Le divertissement que mentionne Tesauro reproduit les figurent les
plus célèbres du poème héroïque de l’Arioste, la grotte de Merlin, la fontaine
de Mélisse, avatar de Mélusine, la forteresse d’Atlant, le jardin de
Bradamante, enfin l’île d’Alcine où la versatile et perverse magicienne
transforme en arbres, en animaux ou en rochers les amants qui avaient cessé de
lui plaire. / Le Roland Furieux, dont
la version définitive et complété parut en 1532, fut considérée pendant des
siècles comme un chef-d’œuvre de la littérature universelle. L’Arioste eut
l’idée ingénieuse de combiner la matière de France avec la matière de Bretagne,
autrement dit le cycle épique de Charlemagne et le cycle romanesque du roi
Arthur. Personne avant lui n’avait songé à réunir des univers aussi différents,
et mêmes contradictoires. C’est cette alliance qui fait l’originalité et le
charme de l’Arioste.
*
Nous
courrons tous après quelque chose, un espoir, une idée, une illusion, un rêve
d’amour. C’est la quête du Graal. Cette coupe miraculeuse se transforme selon
les désirs de chaque homme. Chacun se fait une idole de ce qui lui tient le
plus à cœur. Les mystiques aspirent à la vision de Dieu, les ambitieux à la
richesse, au despotisme, à la gloire, les amoureux à la passion fatale,
étincelante qui va les détruire et les immortaliser. / Dante ne célèbre qu’une
seule femme, Béatrice, et Pétrarque fait de même avec l’unique Laure de Noves.
Arioste multiplie au contraire les figures féminines. Ce sont des princesses,
des fées méchantes ou secourables, des vierges guerrières. Cela vient de ce que
pour le seigneur ferrarais l’amour a de multiples visages et n’en a qu’un seul,
éternel, définitif parce qu’il existe en nous. L’image du désir et du rêve qui
nous possède s’incarne dans une femme qui est toujours une autre et toujours la
même.
*
Au
temps de l’Arioste, tous les jardins nobles possédaient des nymphées imités de
ceux qui ornaient les villas de Rome ou d’Alexandrie. C’étaient des lieux de
délectation, des chambres de verdure, des salons de fraîcheur où l’on
accueillait ses amis, où mes poètes récitaient leurs vers, où l’on chantait des
madrigaux. Bien souvent derrière les nymphées s’ouvrait un labyrinthe de
verdure où l’on aimait à se perdre et à se retrouver. Le bruit de l’eau qui
tombait de vasque en vasque faisait un chant suave et cristallin qui
accompagnait les errances dans le labyrinthe, qui rassurait en même temps qu’il
dépaysait ceux qui s’aventuraient dans le dédale… Que cherchaient-ils ? Le
souvenir d’un bonheur évanoui, la douleur sans nom qui survit à un deuil
ancien ? Sait-on jamais ce l’on désire, ce que l’on regrette, ce que l’on
redoute, ce que l’on appelle de ses vœux les plus ardents ? Le labyrinthe,
c’est la nuit des temps, le perdu à jamais, les neiges éternelles, ce que l’on
n’atteindra que dans une autre vie. / […] / Le pays où se célèbre le culte de
l’oubli est situé à l’occident de l’Orient le plus extrême. Les théologiens du
cru ont élevé à la hauteur d’un dogme l’oubli de toute chose comme étant le
seul recours capable d’apporter aux hommes bonheur et repos.
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Marcel Schneider, Le Labyrinthe de
l’Arioste, Essai sur l’allégorique,
le légendaire et le stupéfiant, Le Livre de Poche.
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