Revenons
à Felipe, l’ami libraire, il porte sur Debord un jugement sans appel : « un
authentique fumier ». Nonobstant, le narrateur décide de se documenter
pour voir lui-même de quoi il retourne. Lui-même alcoolique sévère, il est
séduit par l’apologie de la boisson dans Panégyrique.
À partir des documents qu’il a rassemblés, il publie un catalogue. Après un
départ modeste, les ventes décollent. C’est à ce moment-là qu’Alice le contacte
et le convoque chez elle : « Ils étaient trois face à moi, autour
d’une table étroite, on aurait dit un tribunal de campagne. Ils m’ont soumis à
un interrogatoire serré, Serge Demi-Bec prenait des notes. Ils voulaient savoir
d’où je tenais les documents qui figuraient au catalogue, si j’en possédais
d’autres, et puis ce que je connaissais de Guy Debord et qui me l’avait
appris. » Après l’avoir fait lanterné, elle lui propose de travailler pour
elle. Son ami Felipe, à qui il fait part de la chose, toujours aussi radical,
lui rétorque : « Vous avez vu de quelle sommités votre Debord vivait
entouré ? Ça, auprès d’eux, il risquait moins d’ombre que sous une rangée
de cyprès ! Mais après, dites-moi, il faut vivre avec des plombs pareils,
jour après jour, se les coltiner, qu’est-ce qu’il pouvait bien leur
trouver ? Ça ne vous alerte pas ? Ils ne savent même pas boire !
Ni recevoir, quand j’y pense, vous avez goûté leur vin bio ? Alice vous a
plu, elle vous aime bien, mais elle ne s’animera véritablement qu’au bruit des
fafiots. » La collaboration va durer trois ans, pendant lesquels le
narrateur va écouler nombres de documents, dont le manuscrit de La Société du spectacle. C’est avec les Mémoires, dont il devait négocier la
vente des maquettes originales à un riche collectionneur qu’il va commettre un
impair et se voir remercié par les héritiers. Vient ensuite l’épisode de la
vente des archives à la BNF — à laquelle il n’a pas participé — où le narrateur
nous expose les conditions dans lesquelles celle-ci l’a emporté sur sa
concurrente de Yale.
Il
faut réserver une place à part, à l’épisode où un ami lui propose
« d’interroger le seul témoin direct du suicide de Debord ». Celui-ci
lui raconte avec force détails la fin du « maître » à laquelle il a
assisté — pour ainsi dire en première ligne. Un signe l’avait alerté sur
l’imminence de sa mort : une souris avait fait son apparition en plein
jour dans la pièce où il se tenait. Ce témoin a pu assister aussi au tri de ses
archives : « Tout y est passé : les manuscrits, les cahiers ou
liasses de papier, les tapuscrits, les épreuves d’imprimerie, les lettres
reçues – celle du moins qui avaient survécu à l’opération déclenchée par le
maître trois ans auparavant, sous le nom d code Katyn – les copies carbones des
lettres adressées, les photos du maître, les photos d’amis, les photos de
tournage, les bobines de films, les fiches de lectures sur papier bristol,
entassées par centaines dans des boîtes à chaussures les paperolles, les
notules les billets. » Et donner ses consignes pour que tout ce
bric-à-brac soit rentabilisé au maximum : « Il n’y a rien à jeter a
proclamé le maître. Aux prix que peuvent atteindre les manuscrits de nos jours,
si nous avions encore le temps, il conviendrait au contraire d’en rajouter.
Concentrons sur le moyen de valoriser tout cela. Nous pouvons commencer par
joindre à l’ensemble quelques fétiches homologués : mes lunettes, mon
briquet, la table du bureau, la machine à écrire, même si je ne m’en suis
jamais servi, que sais-je moi, le renard empaillé, enfin tout ce qui fait la
panoplie habituelle de l’écrivain de génie. Ensuite, je crois qu’en opérant
quelques destructions minimes parmi les inédits, et en les livrant à une
publicité adaptée, en suggérant par exemple la dimension d’un continent perdu,
nous apprécierions ipso facto ce qui a échappé à la destruction. » Tout
cela aurait certainement les accents de la vérité, si le témoin n’était autre
que le chat des Debord. Quoique : « Peut-on se fier à la parole d’un
chat ? Je le crois, oui. »
Après
ce morceau de bravoure, et quelques péripéties annexes, il ne restait plus au
narrateur qu’à prendre congé du lecteur. Nous assisterons encore à
l’enterrement des livres de Debord qu’il avait rassemblé dans une caisse à munition
— il est vrai que celui qui les avait écrit avait lui-même tiré sa dernière
cartouche — dans le site troglodyte de l’Abbaye de Saint-Roman ; et nous le
quittons dans les toilettes de son appartement où l’a conduit un besoin
présent : « J’aurais aimé mettre un peu d’art dans tout ça, un jour,
finir les phrases. Alors, j’ai tiré la chasse. »
(À
suivre)
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