Ce n’est par hasard que Debord donne une
citation du Roland furieux de
l’Arioste avant de commencer la relation de ses aventures parisiennes, la voici :
« Mais moi, n’ayant pas ressemblé à tous ceux-là, je pourrai seulement
dire, à mon tour “les dames, les cavaliers, les armes, les amours, les
conversations et les audacieuses entreprises” d’une époque singulière. » En
effet, il faut savoir que « [c]ette épopée se concentre essentiellement
dans un bloc de chants qui traitent du siège de Paris par les Maures, de la
contre-offensive chrétienne, et des discordes dans le camp sarrasin. Le siège
de Paris est un peu comme le centre de gravité du poème, de même que Paris en
est le nombril géographique. / […] / Il faut dire que l’espace du poème possède
un autre centre de gravité, un piège, une sorte de tourbillon qui engloutit les
uns après les autres les principaux personnages : le palais enchanté du
mage Altant. La magie de ce dernier se complait en architectures d’illusions […].
/ […] / Altan a donné une forme au règne de l’illusion ; si la vie est
toujours différente, imprévue, changeante, illusion, elle, est monotone, elle
retape toujours le même clou. Le désir est une course vers le rien, les
enchantements d’Altan concentrent tous les désirs inassouvis dans le champ d’un
labyrinthe, sans modifier pour autant
les règles qui gouvernent les mouvements des hommes dans l’espace ouvert
du poème. / […] / Le jeu de l’Arioste est le jeu d’une société qui se sent
créatrice et dépositaire d’une vision du monde, mais qui sent aussi le vide se
faire sous ses pieds, dans les craquements d’un tremblement de terre. / Le quarante-sixième
et dernier chant s’ouvre par l’énumération d’une foule de personnes qui
constituent le public auquel l’Arioste pensait en écrivant son poème. […] Le
navire-poème arrive au port et, sur le môle, pour l’accueillir, se sont réunis
les dames les plus belles et les plus aimables des cités italiennes, les
chevaliers, les poètes, et les lettrés. […] Par une sorte de renversement
structurel, le poème sort de lui-même et se regarde à travers les yeux de ses
lecteurs […]. »*
Lecteur ne manquera pas de noter l’analogie qui peut être faite avec le film de Debord, à la fin duquel on retrouve ce même « renversement structurel ». Seulement, les temps ont changé ; il n’y a plus de public pour accueillir triomphalement le « navire-poème » ; il n’a plus de port non plus : juste « une grande étendue d’eau vide » vers laquelle se dirige maintenant un navire funèbre : le « Vaisseau des Morts ». Et en place de ces lecteurs vers qui revient le « navire-poème » de l’Arioste pour se regarder à travers leurs yeux, il n’a chez Debord que des spectateurs qui, « dans le miroir glacé de l’écran » ne voient qu’eux-mêmes.
Lecteur ne manquera pas de noter l’analogie qui peut être faite avec le film de Debord, à la fin duquel on retrouve ce même « renversement structurel ». Seulement, les temps ont changé ; il n’y a plus de public pour accueillir triomphalement le « navire-poème » ; il n’a plus de port non plus : juste « une grande étendue d’eau vide » vers laquelle se dirige maintenant un navire funèbre : le « Vaisseau des Morts ». Et en place de ces lecteurs vers qui revient le « navire-poème » de l’Arioste pour se regarder à travers leurs yeux, il n’a chez Debord que des spectateurs qui, « dans le miroir glacé de l’écran » ne voient qu’eux-mêmes.
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* Italo Calvino, La structure du Roland furieux, introduction à Roland Furieux 1, Seuil. Debord cite, en le détournant, un extrait des premiers vers du Chant I : « Le donne, i cavalieri, l’arme, gli amori, / Le cortesie, l’audaci impresi io canto, / Che furo al tempo che passato i Mori / D’Africa il mare, e in Francia nocquer tanto, […]. » / « Les dam’, les chevaliers, l’amour, les armes, / Les courtoisies, je chante, les hauts faits, / qU’on vit du temps où les Maures, passant / La mer d’Espagne, abîmèrent la France, […]. »
(À suivre)
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