On remarquera pour terminer la propension qu’a
Debord à recycler inlassablement les mêmes
images — que ce soit des séquences de film ou des photographies diversement
recadrées. C’est particulièrement évident dans In Girum qui constitue une sorte d’aboutissement dans ce domaine
puisqu’il s’agit d’un film testamentaire.
Il faut revenir aussi sur l’avertissement liminaire :
« On m’avait parfois reproché, mais à tort je crois, de faire des films difficiles :
je vais pour finir en faire un. » Pourtant cet avertissement paraît sans objet
tant le film de Debord semble ne présenter, à première vu, aucune difficulté
particulière. En effet, après le Prologue portant condamnation sur l’époque, les
séquences enchaînent naturellement de l’« autoportrait de l’artiste en
révolté », à Paris au naufrage final dans la lagune de Venise ; il y
a évidemment les « allusions » et les « intentions » qui
pourraient échapper au spectateur mais qui ne l’empêcheront pas de suivre le
déroulement du récit ; de plus les films détournés sont généralement repérables
sans qu’il soit besoin de faire des recherches approfondies.
Alors qu’en est-il de la difficulté affirmée ?
Elle se situe forcément ailleurs que dans la narration. Il faudra donc la
chercher dans la structure du film ; mais la aussi l’affaire semble entendue
puis que Debord a révélé lui-même la forme circulaire de son film d’entrée de
jeu, par le titre-palindrome et l’animation dont il fait l’objet — circularité
confirmée par l’incruste finale : « À reprendre de puis le début. »
Donc : circulez, il n’y a rien à voir ? Ce serait mal connaître
Debord qui a toujours voulu être l’homme du contrôle dans tout ce qu’il a
réalisé. Ainsi, quand il prétend ne plus se souvenir de la provenance du palindrome
qui titre son film, il est difficile de le croire. J’ai pu dire que cela
pouvait être une coquetterie de sa part ; mais, si Debord a certainement
ses coquetteries, ce ne peut être le cas ici : le silence là-dessus était
nécessaire à l’entreprise qu’il se proposait. On a bien sûr recherché d’où
pouvait bien venir ce mystérieux palindrome ; mais sans succès : il n’était
pas plus chez Virgile que chez Sidoine Apollinaire. On a dû admettre que ce
palindrome, que l’on trouve aussi sous la forme suivante : in girum imus nocte (ecce) et consumumir igni, avait de grandes chances de n’être qu’un
exercice d’école anonyme. Là aussi, l’affaire était donc entendue.
Pourtant, c’est bien Sidoine Apollinaire qui
devait me mettre sur la voie. En effet en faisant une recherche avec les mots-clés :
Sidoine Apollinaire / in girum imus nocte
ecce, je suis tombé sur un fichier contenant à la fois la Nouvelle Encyclopédie Théologique de l’Abbé
Migne et le Dictionnaire de Plain-Chant
de Joseph d’Ortigue. En poursuivant les recherches sur ce fichier avec les
mots-clés précédemment cités, on ne trouvera aucune corrélation entre Sidoine Apollinaire
et le palindrome ; par contre si l’on cherche uniquement avec : in girum imus nocte (ecce) et consumumir igni,
on tombe sur l’article Canon du Dictionnaire
de plain-chant où il sert à illustrer le « canon énigmatique » ou
« canon rétrograde ». On peut raisonnablement penser que c’est là que
Debord a trouvé, non seulement son palindrome mais aussi la méthode de
construction de son film — le Dictionnaire
d’Ortigue date du 17e siècle, période affectionnée par Debord. A-t-il
ignoré volontairement l’adverbe ecce pour
que l’on puisse remonter moins facilement jusqu’au Dictionniare, c’est probable.
Par la suite, et un peu par hasard aussi, j’ai
été amené à faire le rapprochement avec le Roland
Furieux de l’Arioste dont Debord détourne les premiers vers au début d’In girum. La lecture de la Préface d’Italo Calvino m’a convaincu qu’au-delà
de ces quelques vers détournés c’est tout le poème de l’Arioste qui doit être
considéré, avec le Dictionnaire d’Ortigue,
comme l’un des textes-genèses du film debordien.
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