Il faut revenir sur les options du « stratège » Debord tout au long de
sa carrière pour comprendre à quel moment il pousse son pion, sinon sur la
mauvaise case de l’échiquier, mais du moins dans la mauvaise direction. À la
fin des années cinquante, lorsque Debord, réunissant quelques personnes autour
de lui, fonde l’internationale lettriste, il est dans la lignée léniniste d’une
avant-garde de révolutionnaires professionnels — ou d’« enfants
perdus » pour employer son vocabulaire — qui travaillent à l’avènement
d’une révolution qui verra s’affronter deux camps antagonistes : front
contre front ; mais c’est un modèle qui a fait long feu. À ce moment-là
l’I.L. ne forme qu’un petit groupe isolé de desperados
qui veut sortir du nihilisme ambiant pour entrer sans attendre dans la « vrai vie ». Leur champ d’action
immédiat est circonscrit au milieu de l’art moderne déliquescent qu’il s’agit
de liquider avant tout ; et pour cela une poigné de dinamiteros décidés suffit. C’est après que le problème se
complique : reconstruire un parti révolutionnaire pour le lancer à
l’assaut du vieux monde nécessite d’autres moyens ; et tout d’abord de
sortir du milieu étriqué d’une avant-garde artistique épuisée : mais pour
aller où ? La VIe Conférence de l’I.S. à Anvers qui si signe,
avec l’éviction des artistes, ce qu’on a coutume de nommer le tournant « politique »
de l’I.S. est généralement considérée par les observateurs éclairés comme
cruciale — et elle l’est en effet — ; l’un de ces commentateurs peut ainsi
écrire : « Avec ce nouveau
départ commence pour l’I.S. une période extrêmement féconde : à la
formulation d’une critique toujours plus vive et précise de la société qui va
déboucher sur le concept de “spectacle” s’ajoute un renouvellement de la
théorie du communisme conseilliste qui prône les grèves sauvages, l’établissement
des Conseils ouvriers et l’application de l’autogestion généralisée. Une telle
pratique trouvera dans le mouvement des occupations de mai-juin 1968 un
intéressant point de départ, mais nulle part ne se mettrons en place de
véritables conseils ouvriers ni [ne] se
réalisera, sauf en quelques points du territoire, une réelle expérience
autogestionnaire. »* Cela mérite quelques commentaires. Tout d’abord,
à l’évidence, l’échec de la révolte de mai signe l’échec de l’I.S. et donc de
la stratégie debordienne. Nous sommes là au cœur de la contradiction où Debord
s’est enfermé en optant pour une solution « politique » en 1962. En
effet, à partir là, l’I.S. doit forcément changer de configuration si elle veut
constituer ce parti révolutionnaire qui doit faire la révolution ; mais,
en même temps, l’I.S. ne veut pas se constituer en avant-garde qui dirigerait
ce parti ; elle prétend ne vouloir être que « le détonateur » d’une explosion spontanée. De plus ce type d’organisation
regarde encore vers les luttes révolutionnaires du passé — qui faut-il le
rappeler, ont été vaincues — alors que l’on entre d’ores et déjà dans une « nouvelle époque ».
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* Shigonebu Gonzalvez, Guy Debord ou La Beauté du négatif, Nautilus.
(À suivre)
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