mercredi 27 mars 2013

Le « grand jeu » de Guy Debord / 6



Pour celui qui lutte surtout par jeu, le but n’est pas tant de gagner que de jouer ; et pour continuer à jouer il faut pouvoir maintenir l’intérêt pour le jeu. Ce qui peut se faire par le renouvellement des participants, le changement de la configuration ; et par sa relocalisation. Longtemps il est resté cantonné aux limites du Quartier, fonctionnant en circuit fermé avec un nombre de participants réduit : « Personne ne quittaient ces quelques rues et ces quelques tables où le point culminant du temps avait été trouvé. » dira rétrospectivement Debord qui gardera toujours la nostalgie de cette époque. Mais ce point culminant était intenable ; et la « chute dans le temps » inévitable. Il a bien fallu sortir de ce « jeu du labyrinthe » où les joueurs finissaient par tourner à vide et avancer « sous les canons du temps ».

Comme le dira plus tard Debord en filant la métaphore guerrière qu’il affectionnait : « La première phase du conflit, en dépit de son âpreté, avait revêtu de notre côté tous les caractères d’une défense statique. Étant surtout définie par sa localisation, une expérience spontanée en elle-même, et elle avait aussi trop négligé les grandes possibilités de subversion présentes dans l’univers apparemment hostile qui l’entourait. […] [n]ous fûmes quelques-uns à penser qu’il faudrait sans doute continuer en nous plaçant dans la perspective de l’offensive : en somme, au lieu de se retrancher dans l’émouvante forteresse d’un instant se donner de l’air, opérer une sortie, puis tenir la campagne et s’employer tout simplement à détruire entièrement cet univers hostile, pour le reconstruire ultérieurement, si faire se pouvait sur d’autres bases. » Abstraction faite de la rhétorique guerrière et en des termes plus directs, cela peut se traduire par : les petits amusements du Quartier n’amusaient plus ; il était temps d’élargir le cercle et de corser le jeu pour lui rendre un intérêt qu’il avait perdu. On notera le : « nous fûmes quelques-uns » qui se réduit probablement à Debord lui-même ; quant à : « s’employer tout simplement à détruire entièrement cet univers hostile », ce n’était tout simplement pas dans ses moyens — il n’y a que sur un Kriegspiel que l’on peut, à défaut de l’univers hostile, anéantir véritablement l’adversaire ; et recommencer une autre partie — ; et pour ce qui est de « reconstruire », il n’en a jamais été vraiment question que dans la première phase du jeu quand Constant travaillait à modéliser New Babylon.

Ce Kriegspiel qu’il a lui-même conçu et auquel il a beaucoup joué, est une bonne illustration de la carrière de Debord qui se voulait avant tout un stratège. C’est en tout cas ce qu’on pensé les organisateurs de l’exposition : Guy Debord, Un art de la guerre à la BnF dont « le plan général s’inspire d’une partie du Jeu de la guerre ». Que cette exposition se tienne à Paris, à la BnF, qui a finalement acquis (à prix d’or) les archives de celui-ci, n’est que justice : c’est là qu’il a débuté sa carrière et qu’il l’a finie. Il est néanmoins regrettable que la scénographie de l’exposition n’ait pu reconstituer une partie du Quartier, Moineau, etc. dans lequel les visiteurs auraient pu dériver au son de la voix de Guy Debord leur servant de guide ; et boire à sa santé (salute ! Guy) — mais sans doute n’en avaient-ils plus les moyens.

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