Politique
de Retz*
– Extraits :
La politique est théâtre : ce jugement
implique d’abord la division de la société en deux groupes inégaux, la foule
des spectateurs et la petite troupe des acteurs. Les premiers occupent le
parterre et les loges ; seuls les seconds montent sur la scène. […] En politique,
il existe un rapport semblable entre le commun des mortels – le « peuple »,
le « vulgaire », la masse anonymes des hommes et des femmes qui ne s’occupent
que de vivre ou de survivre – et les « Grands », distingués par la
naissance, le rang ou le mérite. Au premier abord au moins, l’histoire est donc
l’œuvre exclusive des acteurs, et les spectateurs sont relégués dans la passivité.
/ Pourtant, le public intervient de deux manières différentes dans la pièce. D’une
part, à la seules exception des princes qui sont dès leur plus tendre enfance
en représentation, c’est parmi les spectateurs que se recrutent les acteurs,
et, à l’occasion, Retz nous fait assister aux débuts de l’un d’entre eux, en l’occurrence
lui-même : « Il me semble que je ne ai été jusques ici que dans la
parterre, ou tout au plus dans l’orchestre, à jouer et à badiner avec les
violons ; je vais monter sur le théâtre, où vous verrez des scènes, non
pas dignes de vous, mais un peu moins indignes de votre attention. »
[…]
La politique est un théâtre : ce qu’elle
nous montre sur ses scènes, c’est la représentation d’une pièce. Une intrigue se
noue et se dénoue ; plusieurs personnages porteurs de caractères
singuliers et animés de passions rivales, se rencontrent, se combattent ou s’allient
en vue des fins que leur fixent l’amour, la jalousie, l’envie, l’ambition, l’orgueil.
Au dernier acte, la victoire, la réconciliation ou la morte viennent relâcher
les tensions et mettre un terme au récit. Regarder l’histoire et ses péripéties
comme une pièce de théâtre, c’est donc affirmer d’abord qu’elles sont produites
par l’action de certains individus. L’histoire est faite par les êtres humains,
plus exactement par certains d’entre eux : ces grand qui sont les héros de
la pièce. Certes, elle nous fait assister de loin en loin à l’irruption de ces
forces collectives que sont la cour, les ordres, les compagnies ou le peuple. […]
Mais pour le reste, les « corps » et le peuple font partie du décor :
ils sont le terrain sur lesquels les adversaires vont s’affronter, les armes
dont ils vont se servir ou qu’ils vont se disputer. Cependant, le moteur de l’action
et le cœur de la pièce sont ailleurs : dans l’esprit et dans l’âme des
individus qui se partagent, comme on dit, le devant de la scène.
[…]
La politique est théâtre : c’est dire
aussi qu’elle est le règne de la fiction et de l’illusion, sinon de la
mystification. Cela peut s’entendre de plusieurs manières. En premier lieu, le
cours des événements n’y obéit pas aux règles qui gouvernent l’expérience
ordinaire. Tout peut arriver sur une scène : apparitions, prodiges,
retrouvailles inattendues, métamorphoses miraculeuses ; dix années s’écoulent
en un instant ; il suffit d’un changement de décors pour passer d’un
continent à un autre : la fantaisie de l’auteur fait seule la loi. De
même, la politique – du moins celle qui intéresse Retz et celle qu’il veut
faire – est soustraite aux maximes du bon sens et de la prévoyance raisonnable :
coupée de hasards et de surprises, riche de renversements et de coups d’éclats,
elle finit par former « ce corps monstrueux et presque incompréhensible,
même dans le genre du merveilleux historique, dans lequel il semble que tous
les membres n’aient pu avoir aucuns mouvements qui fussent naturels ». Le « merveilleux
historique », tout est là : une histoire qui ne ferait pas sa place, sa
large place, sinon au merveilleux, du moins à l’émerveillement ne vaudrait pas
une heure de peine – ni une heure de réflexion, ni une heure d’action. Mais du
coup, elle se retrouve marquée au sceau de l’invraisemblable et l’incroyable,
donc de l’irréel.
[…]
Mais si l’histoire et la politique tout
entières deviennent théâtre, où se trouve donc la ville de ce théâtre ?
Changées en spectacles, elles sont toutes deux irrémédiablement frappées de
suspicion, et comme rongées du dedans par l’irréalité. Mais sous les
déguisements, quels êtres se dissimulent ? Quel « monde vrai »
resurgit lorsque le rideau tombe ? Si je suis croyant, et à plus forte
raison si je suis janséniste et disciple de Pascal, je dirai que, derrière les
jeux de l’histoire et de la politique, c’est Dieu qui se cache. Si je suis
sceptique ou libertin – comme Retz, au moins par tempérament et durant sa
jeunesse, a sans doute été proche de l’être –, alors je ne verrai dans ces
jeux qu’une mêlée d’ombres sur fond de
néant, et je répéterai les confidences désenchantées de Prospero dans La Tempête : « Nous sommes de
l’étoffe / dont sont faits les rêves, et notre courte vie / est cernée par le
sommeil. » / Si la politique et l’histoire sont théâtre, enfin, à quel
aune devons-nous les juger ? En tant que théâtre elles sont fiction :
les règles qui tranchent de la vérité et de l’erreur ne sauraient leur être
appliquées. Il en est de même des principes de la morale ; Corneille,
Molière, Racine l’ont dit er redit : une pièce de théâtre n’est pas un sermon
d’édification ; elle peut avoir des effets moraux – faire admirer la
vertu, inspirer l’horreur du vice – mais ses fins sont autres : elle doit « plaire
et toucher » Retz en dirait autant
de la politique et de l’histoire, comme action et comme récit ; devenues
spectacles, elles ne relèvent plus, en dernière instance, que d’un jugement
esthétique : il importe avant tout de savoir si l’œuvre est de qualité et
si elle a été bien jouée. Écoutons Retz se prononcer sur le conclave de 1665 :
« Tous les acteurs firent bien ; le théâtre fut toujours rempli ;
les scènes ne furent pas beaucoup diversifiées, mais la pièce fut belle. »
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* Emmanuel Terray, Politique de Retz, Éditions Galilée.
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