Après
cette mise en bouche, abordons le plat principal : la critique par
Bougnoux du concept de spectacle chez Debord. Il reproduit en fait un ancien
article paru dans le numéro « Debord » du Magazine littéraire —auquel il tient donc particulièrement.
Disons tout de suite que son argumention justement, tombe à plat, fondée qu’elle
est sur une mécompréhension. Nonobstant le fait qu’il reconnaît que Debord définit
dans le spectacle la figure moderne de l’aliénation, il n’en défend pas moins le
bon côté de cette séparation en ce qu’elle permet à travers son dispositif une
distanciation salutaire pour le spectateur : il ne peut pas confondre le
spectacle et la vie. Il reconnaît par ailleurs que « La force de
Debord est d’avoir protesté contre un art, une pensée et un travail séparés. »
Bien. Cependant, il écrit : « Debord nomme image et spectacle cette
séparation d’une énergie qui choisit de se regarder à bonne distance, au lieu
de s’incarner dans une action et une jouissance effectives. » S’il est
vrai que Debord critique dans le spectacle la non-intervention du spectateur qui par la même lui interdit
de devenir acteur, sa critique est avant
tout la critique d’un système :
celui de l’organisation totalitaire des
apparences au profit d’une classe — ce en quoi Debord se montre tout à fait
marxiste. Donc, le problème n’est pas tant que le spectacle apporte une
« fausse synthèse », il réside principalement dans le fait que cette
synthèse soit mise au service exclusif d’une classe. Le Bougnoux peut bien prétendre
que « [c]ette dénonciation du spectacle a […] pour
elle l’évidence du bon sens » ; et qu’elle permet à « chacun de souscrire
immédiatement à la critique énoncée par Debord », cette évidence affirmé
n’est, à l’évidence, pas partagée par tout le monde, loin s’en faut ; sans
quoi cette critique serait, à l’évidence, superflue.
De
toute façon, pour Bougnoux le problème est réglé d’avance parce que le spectacle
a toujours existé : « Dépassons pourtant ce truisme en nous demandant
quelle société n’a pas été “du spectacle” ». Il veut sans doute dire qu’à
toute époque le monde a été mis à distance et appréhendé par les hommes à
travers le système de perception qui leur a été donné : les sens. Ce qui
est une évidence pour le Bougnoux, ne l’est pas pour tout le monde. Laissons le
donc baigner tranquillement dans l’eau tiède de son évidence et prenons un peu
de hauteur : descendons pour cela dans les fondements avec Erwin Schrödinger,
l’un des pères de la nouvelle physique. Pour lui, les choses sont
claires : « Le monde m’est donné une seule fois, et non pas sous une
sous une version existante et une version perçue. » Il n’y a donc pas véritablement
de représentation ; il n’y a de
redoublement. Le monde n’est donné qu’une seule fois, parce qu’on ne peut pas
se « représenter » autre chose que ce que notre système de
représentation nous permet de voir — même à travers les différentes prothèses
fournies par la science qui ne sont jamais que les prolongements de nos sens. Ou
si l’on veut : nous n’avons affaire qu’à une pure représentation qui n’est
pas représentation de quelque chose — ou d’une essence cachée — mais constitue
la chose même. Revenons après cette excursus.
Du
coup, notre Bougnoux est doublement à côté de la plaque : il n’a
décidément pas de chance. Poursuivant incontinent sa dérive, il écrit que « sur
la question des médias en particulier, l’exigence d’une vie immédiate partout
postulée par Debord reconduit sa critique dans les ornières de la médiaphobie
la plus traditionnelle ». D’abord, Debord ne postule pas une « vie
immédiate », mais une vie maîtrisé qui choisit souverainement sa médiation
— ce que le spectacle interdit par le fait qu’il s’est justement emparé de celle-ci
à son seul profit. Ce que le Bougnoux nomme, improprement, la
« médiaphobie » de Debord n’est que le rejet logique de
l’instrumentation du spectacle par quelqu’un qui prétend en finir avec lui.
Continuant sur sa lancé, le Bougnoux toujours dérivant dans l’eau de son bouillon
sémiotique où nagent les poissons solubles de son incompréhension, enfonce le
dernier clou dans sa frêle argumention en train de donner de la bande ;
voilà ce qu’il écrit : « Sur le spectacle, Debord a deux fois
tort : quand il le définit par la représentation pour en passer
condamnation, au nom d’une préférence très classique pour la présence à soi,
l’action ou le dialogue (« Le spectacle (…) est le contraire du
dialogue. Partout où il y a représentation indépendante, le spectacle se
reconstitue », etc.), il oublie que cette mise à distance fonde aussi ce
qu’on appelle l’ordre symbolique en général. Partout où intervient la coupure
sémiotique, cette distance représentative apporte une frustration sans doute
mais aussi un dressage sans lequel point d’éducation, ni de culture dans son
ensemble. » Bref, la « coupure sémiotique » est douloureuse mais
nécessaire au « dressage » sans lequel la « culture » n’existerait
pas. Mais de quoi parle donc notre Bougnoux ? — et d’où ? De Debord
et de sa théorie de l’aliénation ? À l’évidence pas. Il est visiblement « ailleurs ».
Nous
l’y laisserons donc poursuivre ses galipettes sémiotiques insignifiantes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire