2. Maintenant, l’I.S.
Après la formidable gueule de bois qui suivit la petite sauterie de Cosio — « Nous sommes restés saouls pendant une semaine. C’est ainsi que l’Internationale situationniste a été créée. »20, résume sobrement un témoin direct et de bonne foi — autant du moins que peut l’être un ivrogne impénitent — où l’élite de la future I.S. passa l’essentiel de son temps à trinquer à la santé du nouveau né, il n’était évidemment pas question pour le général D. — le petit caporal du quartier était monté en grade et en puissance, comme on dit aujourd’hui — de laisser cette belle troupe inactive, à cuver le vin — qu’elle avait tiré elle même et bu jusqu’à la lie — dans quelque cave que ce soit — si pompeuse fut-elle ; et si pompettes fussent-ils.
Maintenant que les hostilités allaient reprendre sur un plus vaste théâtre et avec un effectif augmenté, il convenait d’annoncer la couleur avec éclat au monde ; et de la faire claquer au vent de l’Histoire (la « grande »). Ce qui fut fait par la publication d’un premier numéro du journal de campagne de la nouvelle Internationale — qui commençait par flinguer vite fait ce qui restait de la bande à Dédé-les-amourettes21, un autre des anciens pères spirituels d’adoption du jeune D., dont il était opportun de régler le compte parce que, lui et sa bande de minus attardés, continuaient à revendiquer un territoire où ils n’avaient, à l’évidence, plus rien à faire. Place aux jeunes voyous (et voyelles) situs ! pour lesquels Guy avait ramassé l’essentiel de son programme en une formule choc empruntée à l’« enfant perdu » de Charleville : « Ne travaillez jamais » — qu’il prétendait avoir tracé lui-même sur le mur d’une des forteresses de l’ennemi — un soir de beuverie à n’en pas douter ; puisque Jean-Michel M., son pote de bistrot de l’époque, qui devait ce soir-là être aussi fait que D., prétend lui que ce n’est pas vrai : « Enfin, moi je sais qu’y a un mensonge, c’est l’histoire de : Ne travaillez jamais ». Va savoir Charles22.
À la place du petit bulletin paroissial de l’I.L. — qui s’intitulait joliment : Potlatch ; pour emmerder le plouc inculte (c’était fait exprès : c’est quoi au juste potlatch ? demandait l’imbécile — de Paris ou d’ailleurs) —, une feuille confidentielle — qui circulait sous le manteau de quelques élus — tapée à la machine par l’infidèle Michèle B. (qui n’hésitait pas à s’envoyer en l’air avec les « Moineaux » de passage ; voyous ou/et voyelles, elle n’était pas exclusive dans ce domaine : libertinage oblige)23 , allait paraître un superbe objet (de collection) dans son habit (métallisé)24 de lumière (versicolore), où s’inscrivait sobrement : Internationale Situationniste ; destiné à en mettre plein la vue du monde qui semblait pourtant vouloir encore ignorer l’I.S.
En attendant, Guy — qui avait remisé Ernest au placard des accessoires passés de mode — en avait profité pour se rapprocher du prince Asger — ou plutôt, c’était le prince de Danemark qui avait décidé de se rapprocher de son cher « maudit » en venant s’installer dans son fief de Paris, « une ville qui était alors [encore] si belle que bien des gens [avaient] préféré y être pauvres, plutôt que riches n’importe où ailleurs »25 — et qui à présent, c’est bien triste à dire : « n’existe plus ». Mais le prince Asger avait la bougeotte depuis toujours ; et il ne se privait pas de vadrouiller tous azimuts : « Toujours la voyage », comme dit la chanson du troubadour (alcoolique) Kevin Ayers, qui n’a rien à voir avec cette Histoire, mais que j’aime bien. C’est d’ailleurs grâce à ces moyens que Guy put enfin réaliser des films avec de vraies images fausses — comme toutes les images — qui sont d’autant plus fausses qu’elles sont trop belles pour être honnêtes.
« Tout au long des années qui suivirent, des gens de vingt pays se trouvèrent pour entrer dans cette obscure conspiration aux exigences illimitées. »26 — comme l’écrira plus tard le vieux D. dans son testament cinématographique — avec lesquels l’encore jeune Guy commença de battre la campagne (internationale) et à fomenter des troubles, en menant de petites opérations-commando destinées à frapper l’imagination des populations avachies dans le confort de la modernité nouvellement équipée — télévision-machine-à-laver-les-cerveaux-eau-gaz-et-électricité-à-tous-les-étages — des cités « radieuses » du malfaisant Le C.-Sing-Sing. Electricité qui n’ était pas encore nucléaire — comme le devenaient à grande vitesse les cités-dortoirs-mouroirs du Corbusard27 — ; mais « la nucléarisation du monde », qui était nonobstant en marche — ce qui n’avait pas échappé à la vigilance toujours en éveil de l’état-major situ — comme en témoigne l’opération poétiquement intitulée : « Destruktion af RSG-6 : En Kollektiv Manifestation af Situationistisk International », menée au royaume de Danemark — où il y avait décidément quelque chose de pourri — par D. et ses hommes (femmes et enfants perdus), destinée à sensibiliser les populations anesthésiées, à la menace nucléaire suspendue au dessus de leurs (pauvres) têtes (décérébrées). Guy profita de l’occasion pour exposer furtivement ses célèbres Directives qui condensaient en une brève formule — dont l’efficace et la renommée n’eurent d’égal que l’occultation — qui dut beaucoup à leur destruction (partielle) par une bombe de l’ennemi qui réduisit en gravas le lieu de l’exposition — son programme complet pour sortir du XXe siècle : DÉPASSEMENT DE L’ART ; RÉALISATION DE LA PHILOSOPHIE ; TOUS CONTRE LE SPECTACLE ; ABOLITION DU TRAVAIL ALIÉNÉ ; NON À TOUS LES SPÉCIALISTES DU POUVOIR / LES CONSEILS OUVRIERS PARTOUT. Il y avait du travail, certes ; mais c’était envoyé, tout de même !
« Les situationnistes et les nouvelles formes d’actions dans la politique ou dans l’art », instructions rédigées par D. à l’occasion de l’opération anti-nucléaire danoise — qui était aussi une manifestation anti-artistique — avait valeur de manifeste et indiquait la voie qui serait désormais suivie par la guérilla situe. La politique ou l’art ? Le général D. avait déjà fait son choix. Si le combat sur le terrain déjà bien ravagé de l’art et de la culture continuait néanmoins, c’était plutôt par le fait d’une vieille habitude dont il était encore difficile de se débarrasser. C’était un mauvais « moment » à passer, comme disait Henri L. — qui n’allait pas tarder à jouer un rôle important dans cette Histoire —, qu’il fallait dépasser dialectiquement dans une praxis — Henri parlait couramment le standard marxist — qui devait comprendre la vie quotidienne — cette vie privée ; qui était surtout la vie privée de tout : de la somme et du reste — qu’il s’agissait de « décoloniser » de toute urgence pour qu’elle puisse devenir le lieu d’une véritable critique de la politique ; c’était le champ de bataille à investir prioritairement, si l’on voulait montrer qu’on avait des couilles au cul qui ne pendaient pas lamentablement dans le sac d’un nœud en berne au lieu d’être insurgé ; et sans l’érection duquel ceux qui parlent de révolution n’ont dans la bouche que le cadavre d’une bite molle. Bref, il fallait « s’engager », comme disait le Tartre, sur la voie aride et hérissée d’épines (au cul) de l’action politique (tic, tic, et toc) militante (qui quand elle en a ressemble à s’y méprendre à mon oncle). On voit quelles perspectives à la fois excitantes et angoissantes s’ouvraient à Guy D. et à « ses prétentions démesurées ».
(À suivre)
Notes
Note 20.
Ralph Rumney, Le Consul, Editions Allia, 1999.
Note 21.
Le lecteur aura reconnu André Breton.
Note 22.
Dans Le Temps gage, moissons rouges, Éditions Noésis, 2001, J.-M. Mension (alias Alexis Violet) revendique pour lui l’inscription, tracée rue de Seine « sur le dos de l’Institut » : « Je sais que dans ses Mémoires, Debord s’attribue la paternité de ce graffiti, et prétend l’avoir écrit à la craie. En fait, c’est moi qui ai fait le travail. Peut-être un jour, un troisième participant s’attribuera-t-il cette œuvre ? Qu’importe, l’essentiel est que nous étions tous d’accord avec ce mot d’ordre simple, net, intelligent et parfaitement rimbaldien. »
Note 23.
Le « libertinage » — qui est au centre des pratiques relationnelles de Guy Debord et Michèle Bernstein, se trouve particulièrement mis en lumière dans les deux romans que celle-ci a écrits : Tous les chevaux du roi et La Nuit — deux déclinaisons de la même histoire : la première façon Sagan ; la seconde à la manière du Nouveau roman —, à travers les relations des deux protagonistes : Gilles et Geneviève. « Le couple qu’il [Gilles] forme avec Geneviève est non seulement fondé sur une attirance réciproque mais sur une conception identique de la vie. Ce sont les nouveaux maîtres ; ils entendent bien asseoir leur autorité, en imposant à leur entourage immédiat les valeurs et les comportements qu’ils jugent les meilleurs, c’est-à-dire qui leur apportent le plus de satisfaction. […] Certes les conventions que se sont fixées au départ Gilles et Geneviève impliquent une totale liberté sexuelle de part et d’autre, mais seulement si leurs amours extraconjugales ne menacent pas la solidité de leur union. […] Dans la structure fraternelle, si la liberté sexuelle du partenaire est admise, sa liberté sentimentale, avec tout ce qu’elle implique, constitue une menace et fait problème. C’est ici un des points d’achoppement de la libération des mœurs, en 1968, comme aujourd’hui.» (Jean-Marie Apostolidès, Les Tombeaux de Guy Debord, Portrait de Guy-Ernest en jeune libertin, Champs/Flammarion, 2006.)
Note 24.
Le premier numéro d’I.S. paraît en juin 1958 — Directeur G.E. Debord ; Rédaction : 32, rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e —, sous couverture métallisée or. « Je cherche l’Or du Temps. », l’épitaphe sur la tombe d’André Breton aurait pu servir d’exergue à ce premier numéro d’I.S., qui s’ouvre par un article des Notes éditoriales intitulé : Amère victoire du surréalisme, où l’on expédie vite fait le mouvement de Breton — dont l’I.S. est pourtant la digne héritière. Dans son livre : Dans le chaudron du négatif, Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2003, Jean-Marc Mandosio, spécialiste de la Chrysopée — qui curieusement ne croit pas à la possibilité ni donc à la réalité de la transmutation des métaux — croit reconnaître dans le prologue de son livre, par l’intermédiaire de son « enquêteur » une influence de la littérature alchimique chez Debord — le début des Commentaires sur la société du spectacle serait un détournement de La Somme de la perfection, ou l’abrégé du magistère parfait des philosophes, de Geber, un alchimiste du XIIIe siècle — pour le moins étonnante chez quelqu’un qui n’avait que mépris pour « l’occultation » du surréalisme et pour tout ce qui était soupçonné de ressembler à du mysticisme — mais il précise peu après qu’il la croit peu probable quoi que possible. Contrairement à Vaneigem, comme il ne manque pas de le souligner qui, quant à lui, s’est intéressé au Mouvement du Libre-Esprit et qui faisait « grand cas de l’alchimie ». En effet, il y a chez celui-ci des références alchimiques nombreuses dans toute sa production ; on ne citera pour mémoire que son utilisation de l’iconographie alchimique pour la couverture de l’édition de poche de son livre : Nous qui désirons sans fin — il s’agit en l’occurrence d’une reproduction de l’Emblema XXXIV. De Secretis Natura, de l’Atalante fugitive, de Michael Maïer.
Mais peut-être Debord était-il crypto-mystique — côté qui ne devait évidemment pas paraître chez quelqu’un qui affichait un matérialisme sans faille ; mais on sait que les extrêmes ont une fâcheuse tendance à se rejoindre. D’ailleurs René Daumal qui s’y connaissait en mysticisme n’écrivait-il pas : « L’opposition ressassé entre matérialisme et idéalisme risque […] de ne pas signifier grand-chose de bien précis. La véritable opposition est entre matérialisme dialectique et idéalisme absolu d’une part, matérialisme rationaliste et spiritualisme d’autre part. […] / Idéalisme absolu et marxisme sont identiques dans leur essence en ce qu’ils nient absolument le dualisme et la contingence. » (Le Grand Jeu, IV, Automne 1932, Épreuves.) Voilà qui a le mérite de la clarté.
Notes 25, 26.
Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, 1978.
Note 27.
Bien sûr, c’est un jugement péremptoire : il n’avait pas voulu ça ; mais : « Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des autres est qu’ils veulent leur bien. » Par ailleurs, il faut dire que, Le Corbusier, tant vilipendé par l’I.L. et l’I.S., a pourtant bénéficié d’un jugement plutôt favorable, de la part du Jorn d’avant l’I.S. : « Qui est Le Corbusier ? C’est un homme qui a dilapidé l’équivalent de plusieurs milliers de couronnes dans des expériences ratées. C’est lui qui a marqué d’une empreinte indélébile tout ce qu’on appelle architecture moderne aujourd’hui. Il a présenté des projets si fantastiques qu’on ne peut que s’incliner. […] Il a travaillé à épurer notre environnement de l’académisme centenaire et du plâtre, à restaurer un sens de l’esthétisme dans ce qui est conçu à seule fin de remplir une fonction […].Il y a quelque chose d’enfantin chez Le Corbusier. […] Mais c’est plutôt dans sa manière d’observer une chose simple comme l’enfant dans Les nouveaux habits de l’Empereur. Détaché des conceptions traditionnelles, il prend les problèmes à la racine et ne comprend pas qu’on ne fasse pas comme lui. » ; et encore : « L’ART EST NÉCESSAIRE À L’ENGAGEMENT DE NOTRE VIE PARCE QUE L’HOMME NE PEUT SUPPORTER DE VIVRE DANS UN CADRE QUI NE MANIFESTE PAS PARTOUT SA PERSONNALITÉ. QU’UNE CHOSE DÉGAGE LA PERSONNALITÉ HUMAINE, QU’ELLE CONTIENT DIRECTEMENT UNE VIE HUMAINE, C’EST LA MARQUE ARTISTIQUE SUR LES CHOSES. Le Corbusier le sait et il peut convaincre un artiste compétent et talentueux comme Fernand Léger de le suivre. C’est peut-être pour cela qu’il perçoit la valeur de l’apport artistique. Combien de fois les architectes, tous pays confondus, ont reproché à Le Corbusier de ne pas savoir construire une maison ? Ça rouille et ça s’écroule. C’est peut-être vrai. Le Pavillon des Temps Nouveaux a failli nous tomber sur la tête [Jorn à participé à la création de ce pavillon, lors de l’Exposition universelle de 1937, où Le Corbusier exposait ses théories.] pendant les travaux, mais il a fini par trouver ce qui n’allait pas. Corbu ne se noie pas dans les détails. Pourquoi n’a-t-il pu construire que trois ou quatre maisons ? Pourquoi ne lui donne-t-on pas les moyens de travailler ? Parce que c’est un phénomène de notre époque, parce que c’est un artiste devenu technicien. […] il n’existe personne qui comme lui, soit parvenu à faire une synthèse entre le cadre de vie et l’urbanisme. […] » (Asger Jorn, Discours aux pingouins et autres écrits ; respectivement : Nouvelle peinture-nouvelle architecture, Fernand Léger et Le Corbusier et : Face à face ; écrits d’artistes, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts, 2001.
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