Revenons au quartier. Au quartier, on était facilement à cran — parfois même à cran d’arrêt : l’épée de l’époque. Il faut dire qu’indépendamment d’un environnement hostile, le petit cercle des chevaliers du négatif — souvent ronds comme des queues de pelle, autour de — quand ce n’était sous — leur table de bistrot carrée — ou rectangulaire, plus probablement —, se caractérisait par un modus vivendi — qui pouvait tourner facilement au modus moriendi10 — plutôt agonistique, imposé à la petite troupe par son leader. En effet, le jeune D. — qui était un diable d’homme — menait un train d’enfer ; et il entendait bien que chacun des membres de la confrérie s’y conformât ; malheur à celui qui restait en arrière ou qui faisait un faux pas (de côté) : il se trouvait immédiatement relégué dans les ténèbres extérieures sans autre forme de procès : exclu. Même le meilleur parmi les meilleurs de ces preux ne put y échapper : le Prince vaillant, lui aussi, fut impitoyablement dégradé11 — avant d être tardivement réhabilité, c’est vrai — ; c’est dire que quiconque pouvait être frappé à tout moment : le pauvre François D. devait l’apprendre à ses dépens — « Il était assez copain avant l’internationale lettriste avec François D., y’ s’aimaient beaucoup. Y’ se promenaient un jour, et puis y’ se quittent, et à ce moment-là D. dit à François : écoute François, nous ne nous reverrons plus. Et il a rompu avec D. D. a jamais compris pourquoi. Simplement parce que [Guy] D. vivait comme ça… vivait un temps très fort avec untel ou untel ; et une fois qu’y considérait que ce temps se distendait, il le quittait. »12 — qui n’a jamais compris pourquoi il avait été disgracié13. Parmi ceux qui furent frappé de disgrâce, il convient de réserver une place à part au Grand Gil J W. l’un de ses rares frères d’armes que l’on puisse considérer comme le pair de D. — mais celui qui « souhaitait trouver des égaux » était aussi celui « qui devait décider qui était égal à lui » ; et « Guy était un peu plus égal que les autres »14 — Gil se retrouva donc mis prématurément à « La retraite »15. Mais contrairement à tant d’autres, il ne s’en laissa pas conter — il connaissait l’Histoire — ; et frappant d’estoc, rétorqua superbement : « L’un n’exclut pas l’autre » — et l’Autre en resta comme deux ronds de W. parce que : « Tout ce qui est rond est W. », c’est bien connu.
La vie de quartier c’est bien gentil, mais c’est tout de même — même si on en change parfois et que l’on change aussi de bistrot — qu’une petite vie de quartier, dans une petite circonscription du grand orbe planétaire, seul théâtre d’opération digne de qui veut mener la « grande vie ». Et le jeune D., qui avait de l’ambition, ambitionnait plutôt d’inscrire son nom en lettres de feu « dans l’histoire des cataclysmes »16, que dans celle de la chevalerie errante — voire erratique. En attendant, les « Moineaux » avaient quand même changé de quartier. Sous la houlette du faucon Guy, ils avaient pris leur bâton de pèlerin pour venir se (re)poser sur la Montagne-Geneviève — ex-Sainte17, dégradée, mais nonobstant Reine couronnée par nos mécréants rebelles — dans le nouveau (petit) nid choisi par l’aiglon pour servir de repère à la (petite) bande : au Tonneau d’Or (du temps). Le connétable Guy-Ernest — pour l’heure encore inconnu dans le grand monde : ses seuls faits d’arme notables se résument à un film sans image qui devait beaucoup à son « papa » dada Isidore. ; et quelques menus scandales dont la renommée ne dépassait pas le clocher de Notre-Dame18 — se devait d’élargir son champ d’action (et celui de son objectif). Et cela passait nécessairement par une réorganisation de sa troupe dont les rangs s’étaient dégarnis ; par une nouvelle organisation. Il fallait recruter d’autres preux ; pour les faire marcher sous une autre bannière qui devait justifier plus sérieusement que la première de l’appellation d’Internationale, C’est ainsi que naquit l’I.S., des entrailles encore fumantes de l’I.L. Sa naissance, sans avoir été particulièrement difficile, se passa pourtant en deux temps et deux lieux différents — et plusieurs mouvements — : à Alba pour le premier, où grosso modo fut établie la plateforme qui devait servir de rampe de lancement à l’I.S. ; et à Cosio (d’Arroscia)19 pour le second où l’on procéda aux derniers réglages avant la mise en orbite du missile intercontinental baptisé : I.S. Le nouveau né, malgré sa nature composite était un enfant plutôt vigoureux et bien constitué, qui avait fière allure. Il n’allait pas tarder à montrer qu’il avait de qui tenir, en déchirant à belles dents les proies — faciles au début : la vieille garde artistique et culturelle en décomposition — qu’on lui offrirait. Mais il n’y aurait bientôt plus grand-chose à ravager de la vieille province artistique et culturelle ; et il faudrait passer à de plus substantielles nourritures. Nous y (re)viendrons.
Notes
Note 10.
Le suicide était endémique dans le « quartier ». Debord fait une tentative en 1953 : « Il y a G.-E., qui a passé dix jours dans une maison de repos où on l’avait envoyé (ses parents) après un suicide manqué au gaz. » (Extrait d’une lettre de Gil Wolman à Jean-Louis Brau.) ; suicide de Kaki : « Camée, elle était passée par la fenêtre de son hôtel. Kaki était la reine du quartier. » (Jean- Michel Mension, Le Temps gage.), Debord lui rendra hommage dans une métagraphie : Mort de J.H. ou Fragiles Tissus (en souvenir de Kaki [Jacqueline Harispe, ancien mannequin de chez Dior], 1954) ; Jean-Michel Mension, dans l’émission de France Culture consacrée à l’I.S., où il est interviewé, dit : « “Le scandale n’est pas qu’on se tue ; c’est qu’on nous fasse vivre comme ça.” Oui, j’ai dit ça. Y’ avait dans le groupe une sœur et deux frères, et bon on buvait ; on était déjà… on avait déjà quitté le quartier je crois ; on était déjà rue de la Montagne-(Sainte)-Geneviève — la sœur — la grande sœur s’appelait Toutoune — bon elle s’en va, elle quitte le bistrot et deux heures après on la revoit, elle nous dit : le petit Pierre — c’était le plus jeune des frères — s’est suicidé. C’était un dimanche. Et bon, donc, la discussion est partie sur le suicide et tout et tout ; et bon, c’est là que j’ai dit que en fait ce qui était grave c’est pas de se suicider, c’était de vivre pendant vingt ans dans des conditions aussi déplorables, en gros quoi. Et là aussi ç’a été adopté comme la position, en gros, du groupe. »
Note 11.
« À la porte », potlatch 1, 22 juin 1954 : « L’internationale lettriste poursuit, depuis novembre 1952, l’élimination de la “Vieille Garde” ». Parmi la « charrette », qui comprend : Isou, Lemaître, Pomerans, Berna, Mension, Brau, Langlais, on trouve en fin de liste : « IVAN CHTCHEGLOV, alias GILLES IVAIN », exclu pour : « Mythomanie, délire d’interprétation – manque de conscience révolutionnaire. »
Note 12.
Jean-Michel Mension, enregistré lors d’une interview réalisée pour la série de quatre émissions sur l'Internationale situationniste, produite par Jean Daive en 1996 pour France Culture. On y entendait également : Marc’O, Ralph Rumney, Constant et Jacqueline de Jong. Une transcription partielle en a été réalisée par les Éditions Memento Mori, 1997, sous le titre de : Mémoires 1951-1997, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez longue unité de temps.
Note 13.
« L’INDIVIDU DOIT ÊTRE PASSIONNANT OU NE PAS ÊTRE. Voilà qui promulgué en loi, alimentera les tribunaux de la Nouvelle Terreur. Remarque déjà l’utilisation faite de ce principe, avec jusqu’à présent la simple sanction de l’exclusion. » (Lettre de Guy Debord à Ivan Chtcheglov, Le Marquis de Sade a des yeux de fille, Éditions Arthème Fayard, 2004.)
Note 14.
Ralph Rumney, également sur France Culture.
Note 15.
Titre d’une rubrique de Potlatch 28, 22 mai 1957 : « Fillon et Wolman ont été exclu de l’internationale lettriste le 13 janvier. On leur reprochait depuis assez longtemps un mode de vie ridicule, cruellement souligné par une pensée chaque jour plus débile et plus mesquine. (Wolman avait eu un rôle important dans l’organisation de la gauche lettriste en 1952, puis dans la fondation de l’I.L. […] Fillon n’a rien fait.) »
Note 16.
« Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguons quelque honneur, ce serait celui d’être inscrit pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. », René Daumal, Le Grand Jeu III, automne 1930, Lettre ouverte à André Breton sur les rapports du surréalisme et du Grand Jeu. Une mise en garde que le jeune Debord aurait pu et dû méditer pour lui-même.
Note 17.
« D’autre part, la montagne Ste Geneviève se révèle au long de l’histoire le haut-lieu de toutes les conspirations. Au XIXe s. le quartier le plus solidement insurrectionnel de Paris : Repaires des Sociétés Secrètes extrémistes d’alors – dans les bars de chiffonniers de la Rue des Patriarches. » (Lettre de Guy Debord à Ivan Chtcheglov, Le Marquis de Sade a des yeux de fille, Éditions Arthème Fayard, 2004.) — Bientôt, les lettristes internationaux entreprendront une opération de « déchristianisation » des noms de rues : « Depuis quelques mois, nous nous plaisons à mener campagne pour la suppression de ce vocable [Saint], dans la correspondance comme dans nos conversations. […] L’administration des P.T.T. se soumet dès à présent au vœu de son public : les lettres parviennent boulevard Germain ou rue Honoré. » (Potlatch 9-10-11, 17 au 30 août 1954, numéro spécial de vacances, En attendant la fermeture des églises.)
On notera que Debord qui affichait le plus profond mépris pour tous ce qui se rapprochait, de prés ou de loin, du « mysticisme », croit au génie du lieu — c’est pour cela qu’il transfère la Q.G. de l’I.L. à la Montagne-(Sainte)-Geneviève — et du nom : Le Tonneau d’Or, n’est pas choisi au hasard ; et attache par ailleurs beaucoup d’importance aux coïncidences signifiantes ; ce que Jung — que Debord ne cite jamais, trop « mystique », il préfère Freud, matérialiste bon teint — appelle synchronicité.
Note 18.
C’est le fameux « scandale de Notre-Dame » — mis au point par Serge Berna ; c’est lui également qui a rédigé le texte qui sera lu en chaire par le faux moine. Faisaient partie du « commando », outre Berna : Michel Mourre déguisé en Dominicain, qui tiendra le premier rôle, Ghislain Desnoyers de Marbaix et Jean Rullie qui sont sensés lui servir de gardes du corps — mais ils ne pourront pas empêcher l’intervention musclée du service d’ordre de Notre-Dame : ils seront roués de coups et Michel Mourre brièvement interné dans un hôpital psychiatrique. Debord y revient souvent ; mais il n’a pas participé lui-même à la chose. « Le 9 avril 1950, dimanche de Pâques de l’Année sainte, un groupe de quelques hommes franchit le seuil de Notre-Dame de Paris, se faufile dans la foule considérable assemblée pour la grand messe et gagne les approches de la chaire. L’un d’eux, Michel Mourre, a revêtu une robe de dominicain louée la veille pour la circonstance. Immuable le rite millénaire se déroule jusqu’au moment de l’élévation. C’est alors que déchirant le vaste silence qui pèse sur l’assistance recueillie, la voix du faux dominicain soudain se met à retentir, et proclame : Aujourd’hui jour de Pâques en l’année sainte ici dans l’insigne Basilique de Notre-Dame de Paris / J’accuse l’Église catholique universelle du détournement mortel de nos forces vives en faveur d’un ciel vide / J’accuse l’Église catholique d’escroquerie / J’accuse l’Église catholique d’infecter le monde de sa morale mortuaire, d’être le chancre de l’Occident décomposé. / En vérité, je vous le dis : Dieu est mort. / Nous vomissons la fadeur agonisante de vos prières, car vos prières ont grassement fumé les champs de bataille de notre Europe. / Allez dans le désert tragique et exaltant d’une terre où Dieu est mort et brassez à nouveau cette terre de vos mains nues, de vos mains d’ORGUEIL, de vos mains de prière. / Aujourd’hui jour de Pâques en l’Année sainte / Ici, dans l’insigne Basilique de Notre-Dame de France, nous clamons la mort du Christ-Dieu pour qu’enfin vive l’homme. » (Cité dans : Jean-Michel Mension, La Tribu, Editions Allia, 1998.)
Note 19.
« En septembre 1956, des représentants de différentes avant-gardes se retrouvent à Alba à l’occasion d’un congrès convoqué par Jorn et Pinot-Gallizio. Wolman, dépêché sur place par les lettristes, le Hollandais Constant (ancien de Cobra et nouveau membre du MIBI) et les italiens du laboratoire expérimental s’entendent sur une plate-forme commune. […] Il ne manque plus qu’une conférence d’unification pour aboutir à la fondation du nouveau pôle artistique tant recherché. Cette conférence a lieu en Italie, à Cosio d’Arroscia, le 27 juillet 1957. Le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste, l’Internationale lettriste et le Comité psychogéographique de Londres de Ralph Rumney fusionnent dans une nouvelle organisation : l’Internationale situationniste (I.S.) » (Shigonebu Gonzalvez, Guy Debord ou La Beauté du négatif, Nautilus, 2002.)
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