jeudi 31 mai 2012

Commentaires sur In girum / 3


Cette « nouvelle époque », Debord ne la reconnaîtra et ne la saluera qu’après 1968, alors que l’I.S. est moribonde et que la révolution a fait long feu. On peut mesurer ici le décalage — pour ne pas dire le fossé — qu’il y avait entre la réalité et l’image mystifiée — et donc mystifiante — qui en est donnée dans le dernier numéro d’I.S. ; puis dans La Véritable scission. Il y avait chez l’I.S. la même obsession de vouloir construire ce fameux parti révolutionnaire sans lequel il y avait point de salut, que dans les nombreuses variétés de gauchismes ; la seule différence étant que l’I.S. ne voulait pas en prendre la tête. On comprend alors mieux la promotion du conseillisme par l’I.S. ; c’était certes une forme organisationnelle du passé qui avait été vaincue mais elle avait un double avantage : celui de n’avoir jamais été expérimenté à grande échelle et celui d’être une forme d’auto-organisation du prolétariat. Seulement, nonobstant, l’I.S. et Debord en premier, ne se sont jamais posé la question de savoir si elle correspondait bien au besoin de la « nouvelle époque » ; si le mot d’ordre de former partout des conseils — fussent-ils anti-ouvriers — était bien pertinent au moment où la jeunesse révoltée de tous les pays qui voulait « changer la vie » refusait précisément de rentrer dans le « système » ; et appelait à la désertion généralisée — plutôt qu’à une autogestion dont les « mauvais ouvriers » ne voulaient pas non plus. Ce mot d’ordre des Conseils mis en avant par l’I.S. en 1968 donne la mesure de l’illusion idéologique qui était la sienne : de son ouvriérisme hors de saison.

La (re)présentation qui est faite de tout cela par Debord dans son film est caractéristique de cette mythologie révolutionnaire où, à grand renfort de métaphores et d’images guerrières, Debord brosse un tableau héroïque de la résistance désespérée de la « dernière internationale » — qui n’a évidemment qu’un lointain rapport avec la réalité. C’est ainsi qu’il glorifie l’action de l’I.S. en mai 68 comme étant le baroud d’honneur d’une avant-garde sacrifiée dont il était le chef : « J’admets, certes, être celui qui a choisi le moment et la direction de l’attaque, et je prends donc assurément sur moi la responsabilité de tout ce qui est arrivé. » — qu’en termes ronflants ces choses là sont dites — ; et encore : « […] jamais, j’ose le dire notre formation n’a dévié de sa ligne, jusqu’à ce qu’elle ait débouché au cœur même de la destruction » ; mais qu’est-ce que cela a à voir avec la fin pitoyable d’une I.S. en bout de course ? Et que dire d’une phrase comme celle-ci où sont évoquées, avec un pathos hugolien, les journées de mai : « Il faudrait bientôt la quitter, cette ville qui fut pour nous si libre, mais qui va tomber  entièrement entre les mains de nos ennemis. […] Il faudra la quitter, mais non sans avoir tenté une fois de plus de s’en emparer à force ouverte […] », si ce n’est qu’elles transforment des journées d’émeutes en une « bataille de Paris » qui n’a pas eu lieu.


(À suivre)

mercredi 30 mai 2012

Commentaires sur In girum / 2


Il faut revenir sur les options du « stratège » Debord tout au long de sa carrière pour comprendre à quel moment il pousse son pion, sinon sur la mauvaise case de l’échiquier, mais du moins dans la mauvaise direction. À la fin des années cinquante, lorsque Debord, réunissant quelques personnes autour de lui, fonde l’internationale lettriste, il est dans la lignée léniniste d’une avant-garde de révolutionnaires professionnels — ou d’« enfants perdus » pour employer son vocabulaire — qui travaillent à l’avènement d’une révolution qui verra s’affronter deux camps antagonistes : front contre front ; mais c’est un modèle qui a fait long feu. À ce moment-là l’I.L. ne forme qu’un petit groupe isolé de desperados qui veut sortir du nihilisme ambiant pour entrer sans attendre dans la « vrai vie ». Leur champ d’action immédiat est circonscrit au milieu de l’art moderne déliquescent qu’il s’agit de liquider avant tout ; et pour cela une poigné de dinamiteros décidés suffit. C’est après que le problème se complique : reconstruire un parti révolutionnaire pour le lancer à l’assaut du vieux monde nécessite d’autres moyens ; et tout d’abord de sortir du milieu étriqué d’une avant-garde artistique épuisée : mais pour aller où ? La VIe Conférence de l’I.S. à Anvers qui si signe, avec l’éviction des artistes, ce qu’on a coutume de nommer le tournant « politique » de l’I.S. est généralement considérée par les observateurs éclairés comme cruciale — et elle l’est en effet — ; l’un de ces commentateurs peut ainsi écrire : « Avec ce nouveau départ commence pour l’I.S. une période extrêmement féconde : à la formulation d’une critique toujours plus vive et précise de la société qui va déboucher sur le concept de “spectacle” s’ajoute un renouvellement de la théorie du communisme conseilliste qui prône les grèves sauvages, l’établissement des Conseils ouvriers et l’application de l’autogestion généralisée. Une telle pratique trouvera dans le mouvement des occupations de mai-juin 1968 un intéressant point de départ, mais nulle part ne se mettrons en place de véritables conseils ouvriers ni [ne] se réalisera, sauf en quelques points du territoire, une réelle expérience autogestionnaire. »* Cela mérite quelques commentaires. Tout d’abord, à l’évidence, l’échec de la révolte de mai signe l’échec de l’I.S. et donc de la stratégie debordienne. Nous sommes là au cœur de la contradiction où Debord s’est enfermé en optant pour une solution « politique » en 1962. En effet, à partir là, l’I.S. doit forcément changer de configuration si elle veut constituer ce parti révolutionnaire qui doit faire la révolution ; mais, en même temps, l’I.S. ne veut pas se constituer en avant-garde qui dirigerait ce parti ; elle prétend ne vouloir être que « le détonateur » d’une explosion spontanée. De plus ce type d’organisation regarde encore vers les luttes révolutionnaires du passé — qui faut-il le rappeler, ont été vaincues — alors que l’on entre d’ores et déjà dans une « nouvelle époque ».
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* Shigonebu Gonzalvez, Guy Debord ou La Beauté du négatif, Nautilus.


(À suivre)

mardi 29 mai 2012

Commentaires sur In girum


In girum est un film testamentaire ; et là particularité de ce testament est qu’il ne lègue rien — ce qui est somme toute logique venant de celui se définissait comme un « docteur en rien ». Les exécuteurs testamentaires de Debord ont donc raison de dire qu’ « [i]l n’y a pas de problème d’héritage Debord » ; et qu’« il n’ya rien à faire fructifier ». Mais ils peuvent difficilement faire croire qu’il n’y avait rien non plus à « embellir » tant ils se sont employés à présenter de celui-ci un portrait magnifié : une icône devant laquelle on ne peut que s’incliner.

Si Debord ne peut rien léguer c’est parce qu’il a échoué dans son opération ; il est resté prisonnier de la nigredo : il n’a fait que tourner en rond dans la nuit — parce qu’il n’a pas pu régler le régime du feu. Il s’est défini lui-même comme un stratège ; mais sa stratégie n’était pas — plus — la bonne : il continuait à vouloir jouer aux échecs alors qu’il aurait fallu opter pour un autre jeu : le go peut-être. Une des métaphores favorites de Debord dans In girum est celle du choc frontal de deux armées, qu’il se complait à montrer à travers de longues séquences empruntés à différents films de guerre ; la plus emblématique étant celle qui est tirée de La Charge de la brigade légère parce qu’elle exemplifie le sacrifice héroïque d’une troupe d’élite identifiée à l’I.S. Cette option stratégique est illustrée également par les images de son Kriegspiel qui ponctuent le déroulement du film.

Debord a sans doute perçu la contradiction dans laquelle il s’était enfermé ; mais trop tard pour en sortir. II arrive un moment où le joueur s’aperçoit qu’il n’est plus libre de ses coups parce qu’ils lui sont désormais imposés par la configuration de la partie qu’il a lui-même engagée mais dont il a perdu la maîtrise. La défaite est au bout du jeu. L’erreur du stratège Debord aura été de vouloir mener son « étrange guerre » selon des règles — Clausewitz — qui n’étaient plus adaptées à un monde qui changeait et qu’il décrira plus tard comme celui du spectaculaire intégré sans pouvoir en tirer les conséquences qui s’imposaient sur le plan stratégique — la citation de Sun Tse en exergue des Commentaires sur la société du spectacle, témoigne à la fois de la lucidité et de l’impuissance de Debord face à la nouvelle situation.

(À suivre)

dimanche 27 mai 2012

Lectures – Nougé « précurseur » de Debord


Les extraits qui suivent sont tirés du n° 912, avril 2005, de la revue Europe consacrée aux Surréalistes belges.


[…]
Dès l’origine, on le sait, la pensée et l’activité de Nougé s’inscrivent dans la mouvance du surréalisme naissant, tout en s’en démarquent notablement. On connaît ses divergences avec certaines thèses de Breton — son irréductible rejet de l’écriture automatique, notamment. Ce qu’il importe de souligner, c’est qu’à l’époque la plus active de son entreprise (entre 1925 et 1935, essentiellement), entouré des complices qu’il s’est choisis, Nougé privilégie une méthode visant à une forme d’intervention « directe » dans la réalité : envoie de tracts, perturbations de manifestations de l’avant-garde « officielle », transfiguration de panneaux ou de catalogues publicitaires… La publication non seulement d’ouvrages mais même de rvues littéraires passe visiblement pour lui au second plan (il ne changera d’ailleurs pas d’optique, au fil du temps). Et lorsque le groupe bruxellois accepte une collaboration éditoriale — à l’occasion du numéro spécial de Variétés en 1929, par exemple, ou quelques années plus tard de Documents 34 — c’est autant pour garder ses distances (et souligner la différence) que pour entériner un accord de fon. / C’est que, du surréalisme « officiel » (c’est-à-dire parisien) Nougé retiens d’abord la volonté d’oubli de la littérature, le discrédit jeté sur la raison, l’appel à d’autres horizons — tout ce qui relève en bref, au sens large du terme, de l’élan révolutionnaire : il s’agit bien que la vie, les mœurs, les mentalités changent, objectivement. […] / À l’initial de son périple, Guy Debord ne se trouve pas dans une posture essentiellement différente. Il pratique lui aussi une stratégie souterraine  et cette forme de critique active pour laquelle il inventera le terme de détournement. Les livraisons du bulletin Potlatch, de 1954 à 1957, ne sont pas davantage destinées à la vente qu’en 1924 les tracts de Correspondance. Et leur style souverain — ce mélange d’opprobre et de dérision, de confession dédaigneuse et de « lyrisme » froid : de gifle à la laideur autant qu’à la soumission —  n’est pas sans renvoyer, consciemment ou non, à celui qu’avait adopté Nougé, dès se premières interventions. Détail à mon sens hautement révélateur, dans le n° 16 de Potlatch (en janvier 1955), Debord met d’ailleurs en exergue à son éditorial une citation de La Conférence se Charleroi : sauf erreur, c’est la seule fois dans l’histoire du bulletin qu’un contemporain est ainsi distingué — ce qui constitue, bien loin de tout « honneur », une indéniable marque d’estime. Et de complicité. / Du reste l’accord est patent à cette époque entre le petit groupe de l’Internationale Lettriste (qui deviendra en 1957 l’Internationale Situationniste) et celui que Marcel Mariën incarne quasiment seul en Belgique, autour des Lèvres nues (nées la même année que Potlatch, en 1954). Outre que Debord (avec et sans Wolman) collaborera à plusieurs reprises à la revue bruxelloise […], des échos réguliers rendent compte dans Potlatch des activités de Mariën et manifestent une similitude de points de vue croissante — comme si les deux cercles, à distance, s’étaient intimement reconnus. Quand on se souvient que c’est au fil de cette première série des Lèvres nues que Mariën entreprit la publication de l’œuvre alors largement inédite de Nougé, où Debord n’a pu manquer de la découvrir, on ne peut s’empêcher de penser que cette relation muette (négligée par les « spécialistes » respectifs des situationnistes et du surréalisme) constitue sans doute l’un des foyers d’incandescence majeurs de l’histoire secrète de la pensée, au cours des décennies récentes. […]
[…]
La position adoptée par Nougé dès le début des années vingt, et dont il ne variera pas, n’est au fond que la mise en pratique radicale — poussée à ses confins — du refus de reproduire l’ancienne séparation entre « l’art » et « la vie », qui caractérise l’élan des premières éruptions modernes et que le surréalisme naissant se proposait justement d’incarner, avec une exigence accrue. Il est clair sous cet angle non seulement que Nougé ne veut pas être un écrivain, mais qu’il se donne paradoxalement les moyens d’une sortie, si ce n’est d’une négation repensée de l’écriture, en inventant de nouvelles méthodes de composition, d’où l’auteur au sens ancien (prosateur besogneux ou poète « inspiré ») se voit de plus en plus exclu, jusqu’à en être idéalement rayé. Comme on le sait, les deux seuls « volumes », d’une taille d’ailleurs modeste, auxquels il consent avant-guerre (Le Catalogue Samuel et Quelques écrits de Clarisse Juranville) sont anonymes ; et une grande partie de ses textes (« poétiques » ou autres) relève par anticipation de ce que Debord qualifiera ensuite, dans un état d’esprit similaire, de technique du détournement (c’est-à-dire l’utilisation, à d’autres fins, de matériaux préexistants). […]
[…]
Au début de sa carrière, trente ans plus tard, Debord ne sera évidemment pas confronté au même contexte : son point de départ idéologique est au contraire ce qu’il diagnostiquera comme l’échec de Breton et du surréalisme « historique ». Mais la fascination qu’exerce a posteriori le mouvement — sa violence pamphlétaire, sa dérive initiale, ses révoltes logiques — plane sur les années « lettristes » de la tribu qui s’agrège autour de lui. En témoignent l’échange avec le cercle des Lèvres nues, évoqué plus haut, mais aussi la filiation avec certains anciens de Cobra : Constant et surtout Asger Jorn, avec qui Debord compose ses deux seuls livres « d’artiste » (on ne sait trop comment les désigner) : Fin de Copenhague en 1957 et surtout Mémoires en 1958. Il n’est pas indifférent non plus de noter que le texte qui ouvre la même année, le premier numéro d’Internationale Situationniste s’intitule — emblématiquement ? — « Amère victoire du surréalisme ». / Il faudra attendre le début des années soixante et le véritable essor de la constellation situationniste pour que la ligne strictement « politique » l’emporte sur la mouvance « artistique », et que l’analyse de la société spectaculaire relègue au second plan la réflexion « poétique » qui nourrit au moins dans ses prémices la pensée de Debord. (Les guillemets marquent ici, on l’aura compris, une indécision persistante). Il y a là aussi un paradoxe : que l’auteur de In girum imus nocte et consumimur igni ait fini par obtenir, sans œuvre à proprement dire « littéraire », une manière de reconnaissance dans ce domaine, alors que Nougé, plus ancré malgré tout dans cette sphère, n’est aujourd’hui encore reconnu, ou tout simplement connu, que d’une poignée de lecteurs dispersés, formeraient-ils à leur insu une manière de confrérie muette. […]
[…]
Il serait évidemment vain de forcer le trait, en voulant rapprocher à tout prix deux entreprises  que bien des données séparent, notamment dans le temps. Le but de la présente digression est plutôt de mettre en lumière un point de convergence unanimement négligé, pour la simple raison que l’œuvre de Nougé demeure inconnue de la plupart des commentateurs, et en particulier des exégètes de Debord*. Si cette méconnaissance décroissait, on s’apercevrait que l’auteur de L’Écriture simplifiée, tirant sans doute les leçons de « maîtres » communs (Lautréamont en tête), a anticipé de plusieurs décennies et pour une part non négligeable sur la pensée, la réflexion et la méthode mise en œuvre à compter des années cinquante par Debord et ses complices : les exemples abondent, pour ne pas le citer. […]

____________________

* Récemment par exemple, dans un livre par ailleurs éclairé (Guy Debord, la révolution au service de la poésie, Fayard, 2001), Vincent Kaufmann ne cite pas une seule fois le nom de Nougé; et Les Lèvres nues n'y apparaissent qu'en bas de page, au détour d'une note, dans un corps minuscule...


Yves di Manno, La révolution la nuit, Nougé « précurseur » de Debord.

jeudi 24 mai 2012

Une petite citation pour la route



« C’est moins le bruit des bottes qu’il nous faut craindre aujourd’hui que le silence des pantoufles. »

(Robert Dehoux)


dimanche 20 mai 2012

Voyer rides again


Je retrouve ce vieux texte, du temps du Debord Off
Posted by contradictor on September 11, 2000
In Reply to: Négation de l’économie posted by Voyer on September 08, 2000

Mais le marché, lui, existe [ Quel rapport avec la prétendue économie? Le marché est un pur phénomène de communication. C’est même un très bon exemple de communication. ]
Ce n’est pas l’économie politique qui a détrôné la religion, mais le commerce, [ Je ne dis rien d’autre. Je l’ai écrit et publié il y a 25 ans. ] et il avait commencé à le faire bien avant que l’économie politique n’existe. [ je ne dis rien d’autre. Je l’ai écrit et publié il y a 25 ans. ] Ce n’est pas l’économie qui a pris la place de Dieu, mais l’argent. [ L’argent, qui est un rapport social, n’a pas pris la place de Dieu, qui ‘est l’objet d’une croyance, il a pris la place d’autres rapports sociaux, plus précisément le moment de la reconnaissance dans ces rapports sociaux. Dieu n’est d’ailleurs pas une croyance mais l’objet d’une croyance. L’argent n’est ni une croyance ni l’objet d’une croyance. Il ne peut donc pas prendre la place d’une croyance ni celle de l’objet d’une croyance. Mais l’économie qui est non pas une croyance mais l’objet d’une croyance (exactement comme Dieu) a pris la place de Dieu dans la propagande. Et la propagande a remplacé la religion. L’économie tient, dans la propagande, la place que Dieu tenait dans la religion. Avec le développement du commerce au cours des deux derniers siècles, la propagande s’est privatisée, elle est elle-même devenue un acte de commerce et non plus un acte des bureaux du roi de Prusse, acte que Marx attaqua spirituellement au début de sa carrière. Le spectacle dont parle Debord n’est rien d’autre que la propagande privatisée, la propagande devenue acte de commerce, rentable et bonne fille contrairement au roi de Prusse, à sa censure et sa police. ]
L’argent est une croyance. [ L’argent n’est pas une croyance, c’est, comme le dit Marx, un rapport social ] Ou comme disent les prudes économistes: « une convention sociale ». Ce sont les hommes, ou du moins certains hommes qui ont fait l’argent, tout comme ce sont les hommes, ou du moins certains hommes qui ont fait Dieu (et l’origine des deux choses est aussi mystérieuse). [ Je ne dis rien d’autre et je l’ai déjà écrit et publié ] Et pourtant l’argent existe. [ Quelle surprise ! ] La croyance existe, et non pas comme une superstition quelconque que l’on serait libre d’adopter ou de rejeter, mais comme mode d’organisation sociale. [ Contradiction avec ce qui précède : si l’argent est un mode d’organisation sociale, ce que je pense aussi, comment peut-il être une croyance? Les croyances ne sont pas des modes d’organisation sociale même si elles jouent un rôle éminent dans les organisations sociales. Ce qu’est par contre une religion (étymologiquement d’ailleurs). Une religion est un mode d’organisation sociale, c’est pourquoi quelqu’un, qui au Moyen-Age vivait quasiment dans une religion ne pouvait pas ne pas y vivre, de même qu’un poisson qui vit dans l’eau ne peut pas ne pas y vivre. Pour que quelqu’un puisse prendre la liberté de vouloir vivre hors de la religion, il faut auparavant que la religion ait été attaquée, c’est à dire qu’un autre mode d’organisation sociale se soit développé dans le monde, le commerce par exemple et offre une alternative au poisson. ] Toute organisation sociale est fondée sur une croyance. [ Non. Les croyances jouent certes un rôle des les organisations sociales mais pas celui du fondement. Toutes les sociétés sont fondées sur l’apparence. ] L’idée d’une société fondée rationnellement et où chaque chose existerait selon son concept, cette idée est elle-même une croyance, [ Certes, mais c’est hors du sujet ] et pas la plus bandante. Je préfère encore Georges Bataille qui, pour en finir avec l’économie, appelait de ses vœux l’apparition d’un nouveau mythe. [ Certes, mais c’est hors du sujet ]
Les hommes du Moyen-Age n’étaient pas libres de croire ou de ne pas croire en Dieu. [ J’ai déjà répondu plus haut à ce point. Le fait de ne pas pouvoir ne pas croire en Dieu ne provient pas de la terrible puissance de Dieu, ou de la terrible puissance de la croyance en Dieu, mais de la terrible puissance de l’organisation sociale où a lieu cette croyance et qui nécessite cette croyance et où l’on honore l’objet de cette croyance. Pour que l’on puisse s’aviser de s’attaquer à la croyance et à l’objet de la croyance, il faut d’abord que l’organisation sociale ait été attaquée; c’est à dire qu’une autre organisation sociale ait commencé à s’implanter. La prétendue lutte de classe de Marx est certainement une de ses plus calamiteuses erreurs. Il n’y a jamais eu de lutte de classe que de classes dominantes. Même les hoplites furent priés d’être libre et de venir habiter à la ville pour y subir quotidiennement l’entraînement militaire et cela de la part de la classe dominante de l’époque. De même ce n’est qu’après des siècles de patiente implantation que le commerce et les commerçants ont pu taper du poing sur la table. Ils étaient déjà dominants quand ils s’avisèrent de le faire reconnaître partout et par quiconque en s’abritant allègrement derrière toutes sortes de belles illusions savamment entretenues, liberté, égalité, fraternité. ] « Je prie Dieu qu’il me fasse quitte de Dieu » (Eckhart). Dieu était au centre de la société qui, elle, existait, avec ses bûchers et ses inquisiteurs, mais aussi ses anabaptistes et grands mystiques. Un ethnologue qui étudie les sociétés dites primitives ne se soucie pas de savoir si l’esprit des ancêtres existe ou non, si c’est une "idée vraie" ou un "mensonge". Il se borne à constater que l’esprit des ancêtres est le pivot de l’activité sociale. [ Ce qui n’est pas le cas de l’économie ] Si Sade et Marx ont pu dire: "Dieu n’existe pas", ce n’est pas en vertu d’un subit progrès de l’intelligence humaine, mais simplement parce que le commerce étant désormais au centre de l’organisation sociale, Dieu n’existait plus que comme croyance particulière. [ Je ne dis rien d’autre. Marx dit à ce sujet, que dans la libre Amérique, contrairement à la Prusse, la religion est devenue une affaire privée, particulière. Pour que Dieu et la croyance en Dieu soient attaquées dans la pensée, il faut que la religion ait d’abord été attaquée dans le monde. Je l’ai écrit déjà dans mon Enquête, il y a 25 ans. Si Sade et Marx ont pu dire Dieu n’existe pas, c’est parce que le commerce et les commerçants avaient déjà attaqué, par leur pratique, non pas Dieu, non pas la croyance en Dieu, mais la société basée sur la religion, mais la pratique sociale qui nécessitait la religion ; et dans les faits, pas dans la pensée: une pratique sociale, le commerce a attaqué une autre pratique sociale dans le monde avant que l’on puisse l’attaquer dans la pensée. La théorie vient toujours après la bataille ou après la fête. ] D’ailleurs, Sade et Marx se sont empressés de remplacer la croyance "Dieu" par la croyance "nature" et la croyance "matière". [ Je ne dis rien d’autre. C’est la base de ma critique de Marx et de Debord. C’est pourquoi je m’appuie sur Hegel qui lui n’oublie pas le rôle des croyances. ] La culture a horreur du vide de croyance. [ Je ne dis rien d’autre ]
Aujourd’hui, je peux dire et répéter "l’argent est une croyance" sans pour autant être libre de m’en défaire. [ Ce qui est bien la preuve qu’il n’est pas une croyance ; mais un rapport social au même titre que la religion. Vous pouvez répéter des sottises à longueur de temps, vous n’en serez pas plus libre pour autant. Mais par contre, vous pouvez refuser d’obéir, quand vous voulez et même un peu trop tôt, comme Giordano Bruno. ] Et tous prient l’argent qu’il les fasse quitte de l’argent. [ Où avez vous vu ça : Pompidou des sous ! Tu parles Charles. Ah ! si les croyants avaient eu la même soif de Dieu que les mécréants d’aujourd’hui ont de soif d’argent. Ce qui est une preuve supplémentaire que l’argent n’est pas une croyance ou l’objet d’une croyance. Comment avoir soif de l’objet d’une croyance si l’on n’est pas Pascal ou Ignace de Loyola ? Tandis que le premier troufignon venu aujourd’hui a soif d’argent, comme ce jeune homme japonais dans le film Tampopo qui déclare s’être réveillé le matin avec "soif de corton-charlemagne" tandis que le rouge de la honte envahit le front de ses supérieurs qui ont commandé une sole arrosée de bière Heinneken. Et cela parce que, contrairement à Dieu, l’argent est la chose même. Comment l’objet d’une croyance, Dieu, pourrait-il rivaliser avec la chose même. C’est l’argent qui répond à Kant, ce n’est même pas Hegel. Et à Moïse ]
Cela dit, il y a des choses qui ont changé depuis 1978. Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de démontrer que la « production » et la « satisfaction de besoins matériels » ne sont que des vues de l’esprit. [ Vous êtes pourtant la preuve vivante que si ! ] La dite « nouvelle économie » ne produit rien. [ La prétendue ancienne non plus, vous n’aviez pas remarqué ? Comment quelque chose qui n’existe pas pourrait-il produire la moindre chose ? Mais la croyance, et non pas l’objet de la croyance, produit, elle. Elle produit du bruit dans la tête, dans la vôtre notamment. ] Chacun sait que « produire des biens immatériels » veut dire: vendre du vent. [ bla bla sans intérêt ] Les vieilles justifications économistes sont devenues superflues. [ Ah oui ; à tel point qu’il en faut des nouvelles, et bientôt des nouvelles nouvelles etc. Agitez vous vos quatre petites mains comme le singe Minc ? ] La seule « loi » qui demeure est: se faire le maximum de fric le plus vite possible. [ Tiens Guizot n’a donc jamais prononcé le célèbre « Enrichissez-vous ». Quelle nouveauté ! Je constate que vous n’avez pas lu « Les petits Bourgeois » de Balzac ] Il n’est plus question de « lutter contre la pauvreté » ni de « répartir les richesses » mais, explicitement, de faire en sorte que ces salopards de pauvres restent à leur place. [ Bien fait. Tant mieux. ] Plus besoin de prêchi-prêcha utilitariste, [ Il y en a pourtant des tonnes qui sont déversées chaque jour ] mais le simple: « C’est comme ça et ça ne peut pas être autrement ». [ Bien fait. Tant mieux. ]
Du reste, on invoque de moins en moins « l’économie » mais « le marché ». [ C’est bien la preuve qu’on en arrive à la question cruciale de la communication. Les marchés, au pluriel, sont même pure communication. C’est ce qui leur est reproché par les vertueux. ] Tout ce qui arrive est en vertu ou à cause du marché. [ C’est à dire en vertu ou à cause de la communication ] Or le marché, lui, existe. [ Donc la communication existe ] Il n’existe même quasiment plus que lui. Et pourtant, le marché est aussi une croyance. [ Non. Je n’en dirais pas plus. ] Il a fallu quelques siècles et une forte dose de croyance [ Non. Devrais-je vous insulter ? C’est comme si Marx n’avait jamais écrit une ligne contre Feuerbach. ] pour que l’eau, l’air, la conversation, les cellules humaines deviennent des objets de commerce, [ donc des objets de la communication aliénée ] c’est à dire que le culte du marché s’impose contre les dernières réserves morales qui lui barraient encore la route. [ Nous nous éloignons du sujet. Ceci dit, bien fait, tant mieux. ] En 1944, Karl Polanyi écrivait avec un soulagement prématuré que « l’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique » et n’aurait pu « exister de façon suivie sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert ». Aujourd’hui l’utopie s’est pleinement réalisée [ Vous semblez ignorer l’énorme bureaucratisation étatique, non politique, au seul service du commerce, que nécessite le fonctionnement du « libre marché » ! L’Etat politique disparaît; mais pas l’Etat. De l’Etat il reste donc le pire. Voilà enfin une prédiction de Marx qui se vérifie. ] et il semble bien que les conséquences pressenties par Polanyi soient exactes. [ Quel rapport avec notre sujet qui est : « l’économie n’existe pas » ? Et de toute façon, bien fait, tant mieux. ]


« Je retrouve ce vieux texte, du temps du Debord Off » ; on sent une certaine nostalgie dans ce : « vieux texte » retrouvé qui le ramène à un temps où on s’intéressait encore suffisamment à lui pour ferrailler sur le Debord off — puis le Debord(el) — avec le « maître d’arme des mots menteurs » ; mais ce temps-là n’est plus. Je suis encore l’un des rares à le faire parce que je pense qu’il le mérite ; mais pour lui le temps s’est figé : c’est toujours la même chanson qu’il remet. Alors : let’s play it again.


« Mais l’économie qui est non pas une croyance mais l’objet d’une croyance (exactement comme Dieu) a pris la place de Dieu dans la propagande. »

L’économie n’est ni une croyance ni l’objet d’une croyance : c’est une catégorie, un nom. De plus, l’économie ne peut pas avoir pris la place de Dieu ; puisqu’elle croit en Dieu : in god we trust, comme le proclame la propagande sur un célèbre billet vert — mais ce n’est justement que de la propagande : ça ne mange pas de pain. Et ce Dieu, c’est évidemment l’argent. L’économie comme catégorie désigne — nomme — un certain nombre de choses ; il convient donc de s‘attacher à la grammaire d’économie. Par exemple lorsqu’on dit : l’économie de la France, tout le monde comprend ce que cela veut dire : l’industrie, le commerce etc. de la France. Et quand on dit : ces sauvages vivent dans une économie de chasse et de pêche, aussi. Pourtant dans ce cas le terme d’économie peut être supprimé : ces sauvages vivent de chasse et de pêche ; mais ici l’emploi d’économie est idéologique : il est impropre et anachronique. C’est une catégorie qui excède son domaine et s’universalise abusivement.

Et c’est, évidemment quelque chose qu’il faut combattre.

mardi 15 mai 2012

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Signalons la publication du livre de Miguel Amorós : Les Situationnistes et l’anarchie, Éditions de la Roue.

Extraits de la Préface

Ce qui frappe dès l’abord dans ce livre, c’est l’extraordinaire richesse séditieuses des années 1960, et le contenu essentiellement libertaire de la contestation, qui explique comment l’I.S. a réussi, avec de très faibles moyens mais une grande intelligence critique, à marquer de son empreinte le projet de révolution sociale qui était alors réalisable : les aliénés eux-mêmes ayant déjà entrepris le travail de désaliénation, une poignée d’individus leur apportait des armes dont la suite de l’histoire allait démontrer l’efficacité.

[…]

Pour évoquer cette période, l’auteur, Miguel Amorós, s’est appuyé sur l’étude d’une importante masse de documents, de correspondances (certaines inédites), de brochures, d’éditions critiques, ainsi que sur des conversations directes avec certains protagonistes ; il a ainsi dressé un tableau détaillé et précis des rapports qui s’établirent entre l’univers libertaire et l’I.S. avant la révolte de Mai 68 et jusqu’à son irruption. / Cependant, pour le malheur de la génération suivante, la médaille avait son revers, que l’auteur met en lumière sans complaisance, et qui se révéla dans sa triste réalité dès le début des années 1970. Ici, en effet, s’impose bien un constat d’échec majeur de l’intervention situationniste, échec largement déterminé — outre la présence, chez certains protagonistes, d’aspect idiosyncrasiques dont la nocivité persistante ne doit pas être passée sous silence — par une erreur d’appréciation du moment historique dont la première manifestation éclatante fut le « fiasco américain », si l’on peut qualifier ainsi la déroute organisationnelle que connut l’I.S. aux États-Unis, mais également en Grande-Bretagne.

[…]

Il suffit d’ailleurs de se rappeler l’enthousiasme avec lequel l’I.S. (n°12) annonçait en 1969 le retour du « prolétariat vaincu » « pour un second assaut plus conscient et plus total » et saluait la « nouvelle époque » pour percevoir l’ampleur de l’auto-illusion dont l’Internationale situationniste fut indissociablement victime er responsable, tout autant que la nébuleuse pro-situs : le « radicalisme désincarné » de ces derniers, qu’elle traita globalement avec un souverain mépris sans égard pour leurs éventuelles qualités individuelles, ne faisait pourtant que reproduire naïvement certains errements de leurs modèles tant admirés. Cela préfigurait également le refus de l’I.S. d’accepter que l’avance acquise par son programme d’émancipation au début des années 1960 se convertisse en retard dès lors qu’il fallait s’opposer au développement technologique incessant pour préserver la possibilité matérielle d’une transformation sociale ; autrement dit, pour développer un programme positif à la hauteur de l’épidémie de démocratie directe qui s’étendait sur l’Europe.

[…]

L’I.S. avait, au cours de la décennie précédente, disqualifié par ses exigences organisationnelles la notion de parti d’avant-garde au sens classique (léniniste), mais elle avait en même temps magnifié l’avant-garde artistique […]. La transposition de cette pratique avant-gardiste dans le domaine de la politique n’était plus du tout en phase avec la réalité révolutionnaire des années 70, pas plus qu’elle ne l’avait été avec celle des États-Unis auparavant. L’I.S. renonça ainsi à être à la hauteur de son temps pour se cantonner dans la réaction avant-gardiste et artistique — au sens élitiste — d’un négativisme abstrait. Dans une situation nouvelle, son échec à former des situationnistes, c’est-à-dire des individus capables de participer à la construction collective de situations de lutte en y apportant le projet d’un dépassement positif, en faisant naître « un usage passionnant de la vie » de l’auto-organisation des combats, caractérise donc bien la suite logique de l’épisode américain. / […] Debord, qui savait parfaitement que « l’erreur sur l’organisation est l’erreur pratique centrale » (La Véritable scission dans l’Internationale, 1972), s’enferma dans un solipsisme négateur de toute réalité extérieure et alla jusqu’à déclarer : « … notre théorie bénéficie désormais, pour le meilleur et pour le pire, de la collaboration des masses » (ibid.). Il en arriva ainsi à ce que l’Encyclopédie des nuisances (n°15, article « Abrégé », avril 1992) a appelé une « esthétisation de la politique » : pour quiconque ne se préoccupe guère de se signaler à la postérité, il peut paraître assez futile et surtout démoralisateur de s’attacher ainsi à esthétiser un sabordage, même et surtout s’il est accompagné de déclarations incantatoires : « Désormais les situationnistes sont partout, et leur tâche est partout » : la vérité dément cruellement cette audacieuse proposition de La Véritable scission…, car si des possibilité révolutionnaires ont existé en bien des endroits au cours de cette décennie, les situationnistes, en tant que force organisée, n’ont réellement été nulle part.

[Michel Gomez et Bernard Pecheur, du collectif éditorial, le 15 février 2012].

lundi 14 mai 2012

Lectures – Surréalistes et Situationnistes / 2


Un dernier extrait du livre de Jérôme Duwa : Surréalistes et situationnistes Vies parallèles, Éditions Dilecta :


Breton, c’est vrai, était fasciné par l’ésotérisme. Mais d’abord, ce n’est pas nouveau. Voyance, astrologie, alchimie, métapsychique sont des sollicitations permanentes : en 1925, les surréalistes et Breton le premier, consultes régulièrement madame Saco, voyante à Paris. Les dernières pages du Second Manifeste sont un vibrant appel à la tradition alchimique, à travers Nicolas Flamel, ne serait-ce que pour « arrêter les profane ». Alors de qui se moque-t-on ? Comme d’habitude, plus le mensonge est répété, d’une part, plus fort il est hurlé, d’autre part, plus grandes sont ses chances de devenir la vérité. Tout le monde sait parfaitement qu’à l’origine du surréalisme il y a la recherche de ce que j’appellerai une méta-raison — et la nécessité de puiser aux sources les plus secrètes de la pensée pour dégager une logique nouvelle, fondée sur les décombres du rationalisme. Par conséquent, ceux qui font semblant de découvrir, à partir d’Arcane 17 un engouement soudain de Breton pour l’ésotérisme sont des ignorants ou des faux témoins. / Second point, l’intérêt pour les sciences occultes ne signifie nullement une adhésion à leur doctrine. On peut parfaitement se passionner pour le fonctionnement des mentalités primitives sans pour autant adopter les croyances qui les orientent. De même qu’admirer l’admirable Pascal ou l’admirable Saint-Pol-Roux, comme c’est le cas des surréalistes depuis l’origine du mouvement, n’implique en aucune manière l’obligation de se prosterner avec eux devant leur christ. / Enfin, et ceci découle de cela, la passion politique de Breton ne l’a jamais abandonné. Rappelons, pour qui l’ignorerait, que la fameuse « déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » déclaration qui, sous le nom de « Déclaration de 121 » a eu un retentissement internationale, en 1960, a été conçue et rédigée par Maurice Blanchot, Dionys Mascolo, Breton et moi-même. Sartre n’a fait que signer ce texte et du coup, tout le monde le lui en a attribué l’initiative et la rédaction. Rappelons aussi que les surréalistes ont collaboré régulièrement, de 1951 à 1953, au Libertaire, organe de la Fédération anarchiste, pas spécialement apolitique, il me semble. Enfin, sur 47 déclarations collectives publiées entre 1947 et 1966, 26 ont un contenu spécifiquement politique.

[…]

Paul Hammond – On dit que les situationnistes ont volé le « feu » surréaliste en mai 1968. / Jean Schuster – Ce n’est pas tout à fait faux. Si vous lisez attentivement leur revue et les écrits de Vaneigem, vous constaterez qu’il n’y a pas une seule idée neuve, que tout est pris aux surréalistes à commencer par la référence à Fourier. Vaneigem est un excellent écrivain, caustique, cultivé, brillant, mais totalement dépourvu d’armature intellectuelle. C’est, aurait dit Dali, une structure molle. Il compile les idées des autres en les arrangeant avec un savoir-faire haute couture. Debord, lui, est une caricature de Marx quand lui-même se caricature et joue mes philosophes épais, redresseurs de Hegel et de Feuerbach. La Société du spectacle est avec Citadelle de Saint-Exupéry, le livre le plus creux et le plus soporifique que j’aie jamais lu. / Les situationnistes ont passé une bonne partie de leur temps à nous cracher dessus et notamment à se gausser de nos positions anticolonialistes et de notre confiance dans le potentiel révolutionnaire du tiers-monde. Si, je veux bien en convenir, nous avons été victimes de quelques illusions, que faut-il penser de ceux qui nous opposaient les virtualités révolutionnaires du prolétariat français !!! Pour qui connaît la classe ouvrière française dans cette seconde moitié du XXe siècle, c’est à mourir de rire (et de tristesse). En mai 1968, Debord et ses copains faisaient courir le bruit que 20 000 ouvriers étaient prêts à descendre dans les rues de Paris pour y faire la révolution. Qui ne connaissait pas les situationnistes aurait pu croire à une « intoxication » humoristique. Il n’en est rien. Debord et l’humour, c’est aussi éloigné qu’une blatte et une danseuse de Crazy Horse Saloon. C’était du crétinisme pur et simple.

Jean Schuster, Interview par Paul Hammond, octobre 1987. / Cette interview de Jean Schuster a paru à Londres dans le magazine Statesman.

vendredi 11 mai 2012

Communication


Le temps est venu d’écrire une histoire de l’I.S. qui soit véritablement digne de ce nom — c’est-à-dire : à la fois de l’I.S. et de l’histoire. On dispose pour cela des documents nécessaires. Quant aux témoignages directs, s’il y manque ceux des derniers survivants de « l’aventure » qui se refusent toujours à parler — qu’ils gardent leurs « petits tas de secrets » —, ceux qui sont là suffisent à éclairer les zones d’ombre que la « légende doré » ignore.

Mais, et voilà la seule bonne nouvelle de ma présente communication, cette histoire ce n’est pas moi qui l’écrirai.

Avis aux amateurs.

jeudi 10 mai 2012

Lectures – Surréalistes et Situationnistes Vies parallèles


On sait généralement que l’I.L., puis l’I.S. se sont définis d’emblée contre le surréalisme et plus particulièrement contre la figure honnie de leur leader ; André Breton. Ce que l’on connaît moins, ce sont les péripéties de cette histoire conflictuelle que présente Jérôme Duwa dans : Surréalistes et Situationnistes Vies parallèles, Éditions Dilecta. Après une première partie consacrée à l’Histoire, on trouve dans la seconde les Documents complets la concernant.


Extraits :


Dans le numéro 3, j’exprimais notre sympathie à l’Internationale lettriste qui nous adressait régulièrement sa revue Potlatch. Quelque temps après, Nougé, de passage à Paris, avait transmis à Debord et à Wolman la proposition de collaboration aux Lèvres nues. C’est ainsi que leurs textes font leur apparition dans le numéro 6. Mais par après une chicane survient à partir d’une déclaration que Debord voulait nous voir contresigner et insérer dans la revue. Il s’agissait en gros de marquer une sorte de distance à notre égard, tout en maintenant leur collaboration régulière. Au vrai, les lettristes craignaient que l’on assimilât les Lèvres nues à une publication littéraire et que, jouet de cette apparence, ils eussent à en éprouver de la honte. Le souvenir du surréalisme — auquel ils devaient cependant bien des choses (ne serait-ce que la dérive, nées sous les pas du Paysan de Paris) — les gênait jusqu’à le parodier. / Ce n’était pas exactement un différent mais si la déclaration ne parut pas, c’est que son ton péremptoire s’ajoutant à la fragilité de son objet, nous semblait sans intérêt aucun pour nos rares lecteurs. Ensuite, il me paraissait difficile de ne point voir dans cette manœuvre le souci de jouer un rôle devant un certain public, leur public, au regard duquel le mépris est la seule règle nous ait jamais semblé valable. / Mais je m’en voudrais de m’engager plus avant dans la critique d’une entreprise qui puisait continuellement en elle-même la justification de ses ruptures futiles, d’une révolution de palais permanente, sans pays, sans peuple. Bien entendu, l’humour aidait quelques fois à déjouer l’ennui d’un jargon déclamatoire sans cesse réitéré où brillait cette absence  d’incertitude qui est le propre des pensées sans lendemain. / Il n’empêche que les lettristes devenus situationnistes, malgré leur farouche détestation du langage poétique et artistique, ne s’appliquaient pas pour autant à échapper à l’écrit sous ses formes les plus décriées : le manifeste, le livre, le commentaire de film, ni la peinture qu’exerçaient en bonne règle deux ou trois barbouilleurs au seuil de la célébrité. À l’encontre des sectes révolutionnaires du passé, ils ne se défendaient même pas — fût-ce avec ironie mais elle ne trompait guère — d’établir la scrupuleuse nomenclature de leur démarches et d’en asseoir la très pieuse conservation. / J’avais quitté la Belgique lorsqu’un autre désaccord, indubitable celui-là, surgit avec certains de mas amis — Senecaut notamment — pour déboucher sur le tract bilingue : Pas de dialogue avec les suspects, pas de dialogue avec les cons, auquel répondit un tract apocryphe, pastichant le style de l’Internationale situationniste et attribué à ses représentants. Ce tract, confectionné par Tom Gutt, se terminait comme il se doit par une exclusion. / Le plaisant de l’histoire est que le malheureux Kotànyi fut effectivement balancé sept mois plus tard par ses pairs mêmes. / Éditions Les Lèvres nues, 1977. / Marcel Mariën, Démêloir (extrait).

Le pastiche réalisé par Tom Gutt :

Supplément à l’L’IS n°8 : L’internationale situationniste prend l’offensive / L’IS vous l’a dit. L’IS vous le répète : l’IS s’emparera du monde. Nous n’avons plus le temps ni l’intention de viser moins haut. Le monde ou rien : l’IS ne se payera pas de mots. Nous sommes la révolution, oui l’indestructible révolution en marche. Chaque jour des situationnistes naissent. Aux actes, citoyens ! Nous nous adressons à deux milliards et demi de personnes. Le passé, qui est le non-avenir, comme le futur est à la fois le l’antipassé et le non-présent, ne nous intéresse pas. La revolu : non. La révolution : oui. Nous en avons fini une fois pour toute avec ces poussières. Nous n’ouvrirons pas la porte du passé, jamais. L’IS ne connaît pas ce monsieur. / Nous disposons à l’heure actuelle d’effectifs suffisants pour ruiner sans lendemain les structures de l’ordre. Nous sommes les spécialistes de la généralité : d’où notre puissance. L’IS est en mesure de vaincre, au besoin par la force. Et elle vaincra : l’on ne va pas à l’encontre de l’Histoire. Die Geschichte mit uns ! D’ores et déjà les diverses sections de l’IS prennent en main, de manière occulte, tous les leviers de commande du vieil univers. Le monde est à notre merci, quoi qu’il fasse. Nous ne voulons pas la guerre. Mais nous la ferons s’il le faut. Que devant elle, l’ordre dépose immédiatement les armes, et l’IS acceptera de négocier la transmission des pouvoirs. / Nous ne transigerons pas. Assez de faux-fuyants. L’IS est un bloc, et doit rester un bloc. Comme par le passé, nous émonderons sans pitié ce qui tendait à la pourrir, à la saper. Après Nash, après Lefebvre, après les séquelles du surréalisme stalinien en Belgique, nous avons décidé de dénoncer les activités d’Attila Kotànyi, puis, comme il appartient à l’IS, de l’en exclure : cet individu montre depuis peu les signes d’une sorte de mysticisme déviationniste aussi confus que rétrograde incompatible tant avec notre pensée qu’avec notre action. Nous disons : halte aux velléitaires ! À dater de ce jour, aux yeux de l’IS Attila Kotànyi a cessé d’exister. Nous ne ménagerons personne. Si d’aventure, nous-mêmes faiblissons un jour, nous nous exclurions nous-mêmes, sans autre forme de procès. / Avis donc : ne vous mettez pas en travers de notre route. / Nous vous BALAYERIONS ! / Le 31 mars 1963 / Pour le C.C. de l’I.S., Guy-Ernest Debord, Raoul Vaneigem.

Si elle rejetait le surréalisme parisien de Breton, l’I.L. a brièvement fait alliance avec les dissidents belges des Lèvres nues. C’est que Debord, pour qui Breton était un « père à tuer », avait trouvé dans la personne de Paul Nougé un modèle paternel auquel s'identifier. Voilà ce qu’en dit Duwa :

D’un point de vue théorique, le personnage essentiel de la rencontre entre surréalistes belges et lettristes est […] Paul Nougé (1895-1967). Si dans l’enquête sur la poésie de La Carte d’après nature n°5 les lettristes affirmaient l’épuisement de la forme poétique et en appelaient notamment à « créer des visages nouveaux » qui seraient l’expression d’une poésie vécue, on peut faire l’hypothèse que Nougé exauçait déjà en partie ce vœu, tant sa conduite absolument neuve offrait une figure inédite à la civilisation régénérée dont Debord et ses amis souhaitaient l’émergence. / Pour se faire une idée de ce que pouvait signifier une rencontre avec un individu tel que Nougé, il convient de citer le portrait qu’en fait son ami Marcel Mariën dans Le Radeau de la mémoire, lequel va se charger d’éditer Les Lèvres nues et en volume ce que, par commodité, on doit bien appeler l’œuvre de Nougé, bien qu’il l’ait longtemps tenue effacée : « Nougé conduisait en permanence une politique des relations humaines dont — sous un angle rigoriste — la sincérité était pratiquement bannie. Je parle de cette spontanéité épidermique, de cet échange du tac au tac, dénué de toute préparation et de tout fard qui constitue l’ordinaire du comportement des humains entre eux. Nougé menait quasi sans relâche, une inquisition fondée sur un système de feintes où le mensonge calculé tenait une place si éminente qu’on pourrait dire qu’il lui ait rendu, sinon conféré pour la première fois, ses lettres de noblesses. / Debord a 23 ans en 1954 et aussi rétif soit-il alors et rétrospectivement à toute forme de respect […] il ne pouvait pas ne pas reconnaître en Nougé ce type d’individualité seigneuriale faisant d’emblé fortement contraste avec les « ambitions limitées » (Potlatch, n°2, 29 juin 1954) et les gesticulation prophétiques d’un Jean-Isidore Isou.

mardi 8 mai 2012

L’affaire Anders


À l’heure où commence à paraître un certains nombres d’ouvrages critiques* sur l’I.S., c’est-à-dire des ouvrages qui se donnent la peine d’examiner scrupuleusement toutes les pièces disponibles et qui essayent de recueillir le maximum de témoignages, de façon à pouvoir présenter une vue d’ensemble de l’aventure situationniste, plutôt qu’une hagiographie de l’unique Debord à laquelle celle-ci se réduirait, je voudrais revenir sur une affaire qui, me semble-t-il, a été trop rapidement passée aux pertes et profits : « l’affaire Anders ». Elle est symptomatique à plus d’un titre : en premier lieu du « dernier Debord » ; mais aussi de la « petite cours » dont il s’était entouré.

Faisons un bref historique de l’affaire. Jean-Pierre Baudet, un de ses proches à l’époque, soumet à Debord un « résumé épuratoire » de L’Obsolescence de l’homme, un livre de Günther Anders, qui n’a pas l’heur de lui plaire — c’est le moins qu’on puisse dire. Et pour cause : le livre Anders anticipait la théorie du spectacle telle que Debord la développera plus tard dans La Société du spectacle ; et celui-ci en avait eu connaissance avant de rédiger le sien. Que l’on puisse mettre en doute qu’il soit l’inventeur du spectacle, c’était là quelque chose qu’il ne pouvait tolérer ; il se débarrassa donc promptement de « l’insecte » sournois et malveillant qui osait avancer dans cette direction.

En l’occurrence, il faut quand même dire que Debord avait tort sur toute la ligne**. Mais cette « affaire » n’est pas seulement révélatrice du comportement, aberrant, du seul Debord, elle l’est aussi de celui de son entourage. Particulièrement de Jean-François Martos ami de Baudet et fervent debordien : se trouvant dans la situation de soutenir son « ami » Baudet — mais il fallait pour cela s’opposer à Debord — ou de le désavouer, il ne balança pas longtemps : il préféra perdre un « ami » (cher) plutôt qu’un « maître » (prestigieux). Mais ce n’était que retarder l’échéance : son tour n’allait pas tarder à venir.

Ainsi allait la vie dans le « petit milieu » philo-situationniste inféodé à Debord quoi qu'il arrive. Rappelons à l’occasion le jugement de Ralph Rumney à propos de Debord : « […] il a fait autour de lui, avec ses amis, une catastrophe […] ».

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* Rappelons le dernier en date : Patrick Marcolini, Le Mouvement situationniste, Une histoire intellectuelle, L’échappée.

** Le lecteur pourra se reporter à ce qu’en dit Voyer, avec sa modération coutumière, sur son site : http://leuven.pagesperso-orange.fr/3378.htm#anders