mercredi 28 septembre 2011

Aux jeunes Dieux – Work in progress 4

Théorie de l’Exercice


Principe :

Il faut exercer le physique en vue de l’esprit — et inversement.

Il convient de faire les exercices physiques pour l’esprit ; et de pratiquer les exercices spirituels pour le corps.

Il ne faut jamais viser directement la « chose » — nécessité de la médiation. On n’atteint une chose que moyennant une autre.

Il s’agit en fait d’un mouvement triadique où la médiation nécessaire disparaît une fois qu’il est accompli.

Le résultat est alors immédiat.

mardi 27 septembre 2011

Une chanson du temps présent 1

Bay Of Pigs

Listen, I've been drinking
As our house lies in ruin.
I don't know what I'm doing
Alone in the dark
At the park or at the pier,
Watching ships disappear in the rain.

lundi 26 septembre 2011

Compte rendu

Dimanche, 25 novembre, 16h, circa, Salle de l’Aubette.

Pour Guy Debord, donc. En fait, on a assez vite compris qu’il s’agissait plutôt de faire la promotion de Dérives pour Guy Debord, ouvrage rassemblant les contributions (dont celle de Ciret-le-Flambloyant, qui était malheureusement absent ; mais c’est qu’il était en train d’assurer la promotion d’Aubervilliers) des participants à un Colloque-Debord qui avait été organisé à l’initiative de la « Grande Université » de Strasbourg au Musée d’Art moderne en 2007. Si l’on veut être indulgent, on peut dire que c’est une compilation de travaux universitaires censés analyser l’œuvre de Guy Debord — il y a à boire et à manger mais il ne faut être trop difficile — qui est devenu ces derniers temps — ou faut-il dire ces temps derniers ? — une sorte d’icône de la société du spectacle à laquelle il avait déclaré la guerre. C’est ce qu’on appelle vulgairement la récupération — à laquelle ont œuvré les « héritiers » qui affirmaient superbement qu’il n’y avait rien à hériter ; il est vrai qu’ils s’occupaient de tout comme on a pu le voir dans l’ « opération Trésor National ».

On avait consacré à la « rencontre » la petite salle de l’Aubette, décorée par Arp et judicieusement restaurée, ce qui était bien suffisant pour ce genre de manifestation qui n’a pas vocation à attirer la foule qui se pressait d’ailleurs, ce jour-là au même étage, devant la grande salle où on célébrait une autre icône, du rock celle-là, Jimi Hendricks. Il faisait pourtant un temps à ne pas s’enfermer. Pour ce qui nous concerne, dans l’espace restreint qui avait été alloué à célébration debordienne, la température était à la limite du supportable — que n’avait-t-on eu la bonne idée d’y installer un open bar qui, en plus de désaltérer le public, aurait constitué, pour le coup, un véritable hommage à Guy Debord. Bref, on aura compris que tous ces éléments ligués contribuaient à plomber sérieusement cette sympathique manifestation ; et qu’il était difficile de résister bien longtemps dans cette étuve. C’est ainsi, qu’au fur et à mesure, on comptait les défections dans le public bénévole mais altéré nonobstant. Je dois à la vérité de dire que je n’ai pu résister qu’une petite demi-heure à l’envie incoercible que j’avais de boire une bière fraiche en terrasse ; et je n’ai pas assisté au débat qui devait s’engager par la suite. Je lance donc un appel à quelque spectateur courageux, s’il s’en est trouvé, qui aurait résisté jusqu’au bout, pour nous relater la chose.

samedi 24 septembre 2011

Une chanson du temps passé 6

Bruxelles

Bruxelles, ma belle, je te rejoins bientôt
Aussitôt que Paris m'ait trahi
Et je sens que son amour aigri, depuis
Elle me soupçonne d'être avec toi, le soir
Je reconnais, c'est vrai
Tous les soirs, dans ma tête
C'est la fête des anciens combattants
D'une guerre qui est toujours à faire
Bruxelles, attends-moi, j'arrive
Bientôt je prends la dérive
Michèle, te rappelles-tu de la détresse
De la kermesse de la gare du Midi?
Te rappelles-tu de ta Sophie
Qui ne t'avais même pas reconnue?
Les néons, les Léons, les noms des gars
Sublime décadence, la danse des panses
Ministère de la bière, artère vers l'enfer
Place du Broukère
Bruxelles, attends-moi, j'arriveBientôt je prends la dérive
Cruel duel, celui qui oppose
Paris névrose et Bruxelles
L'abruti qui se dit que bientôt ce sera fini
L'ennui de l'ennui
Qui va me revoir, mademoiselle Bruxelles
Mais je ne serai plus tel que tu m'as connu
Je serai abattu, courbattu, combattu
Mais je serai venu
Bruxelles, attends-moi, j'arrive
Bientôt je prends la dérive
Paris, je te laisse mon lit...

vendredi 23 septembre 2011

Aux jeunes Dieux - Work in progress 3

Cela ne s’était pas manifesté immédiatement. Après la facilité apparente des débuts — qui laissaient bien présager de la suite —, il passa par une période probatoire où le bien-être initial fit place à la douleur. Il se mit à souffrir de violentes contractures qui l’obligeaient à traîner la jambe longtemps après qu’elles se fussent calmées, lui interdisant ainsi toute régularité dans la pratique de l’Exercice ; souvent c’était une oppression intermittente qui lui écrasait la poitrine, le laissant haleter, au bord de l’asphyxie, pendant que son cœur partait dans un galop effréné qu’il craignait, à chaque fois ne pas pouvoir stopper. Il pensa qu’il avait sans doute présumé de ses forces ; et qu’il convenait de revenir à plus de mesure : diminuer le nombre de tours qu’il effectuait et ralentir quelque peu la cadence. Ainsi fit-il. Et, en effet, progressivement, un rythme s’installa, où s’harmonisaient la distance, le souffle, et la capacité physique de la masse musculaire. C’est alors, que ce qui n’avait été jusque-là qu’un frémissement dans la chair, commença à vivre de la vie de l’esprit. Au fur et à mesure qu’il courait, un automatisme se mettait en place qui prenait le corps en charge ; et du fond obscur de toute vie — comme des profondeurs insondables d’un marécage des bulles de méthane gonflent et viennent crever à la surface — lui arrivaient des pensées qu’il ne se connaissait pas ; d’étrangères et troublantes figures qui lui faisaient signe et qu’il accueillait spontanément tant que durait le temps suspendu de la course ; mais qui ne laissaient pas de le déconcerter quand, une fois rentré, elles lui réapparaissaient la nuit en rêves ou bien, inopinément, de façon plus inquiétante, en plein jour, comme si quelqu’un, soudain, se mettait à penser à sa place — ou plutôt comme si, d’un discours sous-jacent qui se déroulerait depuis la Nuit du Temps, des bribes se mêlaient au fil du sien propre, qu’elles viendraient parasiter par endroits, entre-tissant indissociablement l’Autre Parole à la sienne, jusqu’à les confondre toutes deux dans une même contexture.

Et puis, parallèlement, il y avait ce sentiment de plus en plus précis, qu’il ne se trouvait pas encore à sa place dans la Forêt. Était-ce la majesté des grands arbres séculaires qui semblaient agiter avec réprobation leurs frondaisons sur son passage ? Ou la trop grande pureté de l’air auquel ses poumons de citadin n’étaient pas adaptés ? Quoi qu’il en soit, il revint à la Ville et poursuivit l’exercice dans le Parc — dont la proximité lui permettait, en outre de gagner un temps précieux.

Ce qu’il avait senti naître dans la Forêt, il le voyait croître à présent régulièrement — comme un être étrange, certes, mais qu’on est bien obligé de reconnaître pour sien et d’accepter comme tel — ; il en surveillait le progrès avec un sentiment de curiosité angoissée — angoisse qui finit par s’imposer jusqu’à le dominer totalement — : il y avait cette « chose » qui l’habitait et qui l’envahirait s’il ne réussissait pas à maintenir entre eux cet écart salutaire qui s’amenuisait pourtant de jour en jour avec sa capacité de résistance.

Il ne supportait plus qu’à grand peine une fatigue qui le plombait durant la journée — et le sommeil, léger, le fuyait quand arrivait la nuit formidable.

Il devenait dangereusement irritable.

Un soir qu’il était à boire dans un bistrot qui se trouvait à proximité de chez lui et où il avait ses habitudes, assis au bar devant une énième bière, l’esprit vide, il fut brusquement sorti de sa torpeur alcoolisée, par les éclats d’une voix désagréable sortie de la bouche d’un individu qui se tenait péniblement debout, accoté à l’autre bout. Il était passablement ivre et apostrophait la serveuse qui lui versait à la chaîne des « jaunes » bien tassé qu’il buvait sans presque les mouiller. Il lui infligeait depuis un moment la péroraison d’un discours alambiqué qui devait passer très au-dessus de sa jeune tête qu’elle avait fort jolie. Le quidam en question, qui devait avoir la soixantaine, était un homme corpulent, affecté d’une calvitie prononcée et portant de fines lunettes cerclées d’intellectuel. Il se faisait grossièrement insistant ; parlant fort il gesticulait de manière théâtrale, cramponné à son verre comme à une ancre de miséricorde. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Il descendit posément du tabouret sur lequel il était juché et agrippa vigoureusement le philosophe de comptoir par le col d’un blouson de cuir noir étriqué qui découvrait largement sa bedaine. Il le fixa d’un regard pathétique comme il le saisissait à la gorge, lui crachant au visage : « Tu vas pas bientôt la fermer, ta sale gueule ? » Immédiatement, deux sbires qui devaient lui servir de gardes du corps et qui étaient attablés à proximité, un grand black à la carrure de boxeur et un Magrébin élégant dans un costume trois pièces, lui tombèrent dessus et le rouèrent de coups.

Lorsqu’il reprit connaissance, quelques instants plus tard, allongé sur le sol, un infirmier du SAMU lui épongeait le sang qui coulait de sa lèvre fendue et appliquait des compressent sur les hématomes qui marquaient son visage.

Il se releva péniblement, paya ses consommations, et sortit sans un mot. Il était temps de rentrer se coucher.

Le lendemain matin, lorsqu’il se réveilla après une mauvaise nuit, il se souvint d’un rêve étrange qu’il avait dû faire : il marchait dans une ville labyrinthique dont il n’arrivait pas à sortir. Tous les panneaux de signalisation, aux carrefours, répétaient invariablement : IL FAUT ALLER VERS LA LUMIÈRE.

Il décida d’aller consulter son médecin. Quand celui-ci le vit — et indépendamment de son aspect physique qui ne laissait aucun doute sur l’origine des contusions —, il fit une moue réprobatrice. Il l’examina : ça n’allait visiblement pas très fort. Rien de vraiment inquiétant ; mais il fallait être prudent. Dans un premier temps, arrêter l’alcool et tout autre excitant ; et puis prendre des vacances : se mettre au vert quelque temps.

Il sortit, l’air perplexe ; mais décidé à prendre sérieusement les choses en mains. Pourquoi ne pas faire un petit séjour sur les bords d’un lac italien ?

Il téléphona à une agence de location de voiture. Le jour suivant, aux premières lueurs de l’aube, il roulait en direction du Grand Lac.

mercredi 21 septembre 2011

Aux jeunes Dieux - Work in progress 2

1.

Il s’exerçait à tracer des cercles.

Tous les dimanches matins, il venait courir dans le Parc ; et ceux qui le croisaient là ne savaient pas qu’il accomplissait un rituel dont sa vie — et la leur aussi, peut-être bien, dépendait.

Il faisait invariablement le même circuit. Après avoir longé le petit Lac artificiel sillonné par des flottilles de canards turbulents et de grands cygnes taciturnes, depuis le promontoire rocheux où une cascade, échappée du bosquet qui la coiffe, brise en tombant l’arc de sa chute avant de s’engloutir, il passait l’Auberge au Soleil auquel il ne manquait jamais de rendre l’hommage du regard ébloui ; et s’en allait contourner le Pavillon au seuil duquel veillaient deux Sphinges orgueilleuses qui affectaient un mépris souverain pour le petit monde des visiteurs de passage ; il poursuivait par un chemin latéral, en léger surplomb, qu’il quittait soudain, comme aspiré, pour dévaler la boucle voluptueusement déliée conduisant à un pont en dos d’âne  qu’il franchissait d’une traite ; porté par l’élan, il déboulait sur une placette nichée entre les arbres, au milieu de laquelle un bassin circulaire recueillait l’eau vive rejaillie des gueules pétrifiées de lions dont les têtes couronnaient la vasque supérieure de la fontaine, qu’il tournait dans la foulée ; il s’engageait enfin sous une tonnelle verdoyante où la lumière atténuée filtrait à travers les branchages entrelacés de noisetiers ; et il débouchait au grand jour face à une autre fontaine qui semblait faire écho à la précédente — mais plutôt était-ce la première qui répétait, en le multipliant, l’unique motif léonin de celle-ci — sur l’allée médiane qui coupait le Parc sur toute sa longueur. Il avait ainsi rejoint l’autre bout du Lac qu’il remontait alors, laissant rapidement derrière lui un petit Temple d’Amour en stuc — qui se trouvait être aussi un cadran solaire et astrologique ; mais cela, il ne le découvrit que bien plus tard : trop tard — qui se mirait dans l’eau complaisante ; jusqu’à ce qu’il soit revenu à son point de départ. Et il recommençait.

Une seule fois, il avait changé son itinéraire. Après la fontaine, au lieu de suivre la voie ordinaire, à travers la tonnelle, il avait pris un chemin détourné qui le fit sortir sur l’allée, à l’endroit où un qui pont enjambe le Lac permet de court-circuiter la distance ; mais il lui apparut que c’était précisément de cela, qui était essentiel, dont il ne pouvait faire l’économie et qu’il fallait, coûte que coûte, accomplir par la dépense. Aussi renonça-t-il désormais à cette voie-là.

Au début — il ne savait pas encore qu’il courrait à sa perte ; qu’il n’était que le héraut de jeunes Dieux à venir —, il avait commencé par courir dans la Forêt. Au milieu du chemin déserté de la vie, lui qui ne quittait que rarement l’étroit périmètre urbain où il habitait, voilà qu’il se mit à ressentir, venue d’une région lointaine, par delà les territoires enchantés de l’enfance, incoercible, l’impulsion du mouvement : il sortit de la Ville ; et là, comme il courait parmi les grands arbres, quelque chose se mit à battre en lui, d’une vie nouvelle, embryonnaire, qui se nourrissait de son souffle. Mais il n’éprouva, sur le moment, que le bien-être physique de l’exercice ; ce n’est que plus tard, quand il décida de quitter la Forêt et de courir désormais dans le Parc de la Ville, qu’il devait prendre véritablement conscience de ce qui était en train de commencer — et qui le mènerait si loin.

(À suivre)

mardi 20 septembre 2011

L’envers de l’histoire contemporaine

Encore quelques citations complémentaires sur « L’envers de l’histoire contemporaine » en Italie.

Propaganda Due, plus connu sous le sigle P2 [Potere Due chez Debord], était une loge privée (« couverte ») de la franc-maçonnerie italienne, devenue notoire pour ses liens avec les personnalités du monde politique, du monde du renseignement et de la Mafia et son rôle supposé dans un complexe réseau d’affaires crapuleuses (blanchiment d’argent, détournement de fond, appui aux régimes de droite, atrocités faussement attribuées aux terroristes, assassinats dont celui d’un premier ministe et d’un pape). / La P2 avait été fondée en 1877 par le Grand maître des francs-maçons d’Italie en tant que loge privée pour les membres du parlement désirant passer outre le ban mis par l’Église catholique sur la franc-maçonnerie sans péricliter leur réputation. Le gouvernement fasciste de Mussolini avait déclaré la franc-maçonnerie hors la loi et avait supprimé la P2. Réactivée en 1946, le fasciste italien Lucio Gelli s’en était emparé dans les années 1960. Sous sa direction, la P2 est devenue le genre de société secrète sur laquelle fantasment les théoriciens de la conspiration — groupe super-secret, corrompu, d’élites de droite haut placées, dont hommes d’affaire, dirigeants des médias, politiciens, ecclésiastiques, militaires, agents des services secrets et mafiosi. / Faisant appel en cas de besoin à des contacts de haut niveau dans les services de renseignements italiens et étrangers, au chantage même, si nécessaire, Gelli s’était servi de la P2 pour avancer son programme fasciste, farouchement anticommuniste, soutenir les dictatures de droite d’Amérique latine, forger des alliance outrageuses entre fonctionnaires corrompus du vatican et la Mafia et surtout devenir très riche. Gelli et la P2 ont été impliqués dans la fuite des nazis d’Europe, les opérations clandestines visant à renverser les gouvernements démocratiques en Italie et ailleurs, les opérations terroristes et les conspirations criminelles de blanchissement de l’argent maffieux de la drogue et le détournement de milliards provenant des grandes banques. La P2 a été même impliquée dans la mort du premier ministre italien Aldo Moro, du pape Jean-Paul I et de Roberto Calvi. Bien que la liste de ses membres ai été découverte dans la villa de Gelli lors d’une perquisition en 1981 et la loge dissoute, celui-ci a donné du fil à retordre aux autorités pendant les 17 années suivantes avant d’être traduit en justice.

[…]

Dans les quelques années d’après-guerre, la menace d’une invasion soviétique de l’Europe occidentale semblait très réelle […]. L’influence des partis communistes était en train de s’accroître dans beaucoup de pays. Pour l’Occident, particulièrement les États-Unis, et spécialement pour les militaires et les services de renseignements, le communisme était une menace existentielle comparable à la menace nazie qui venait d’être vaincue. Le programme anticommuniste était si important qu’il prévalait sur d’autres considérations telles que la justice et la démocratie. / Résistance immédiate. Les théoriciens de la conspiration alléguaient qu’en préparation d’une éventuelle invasion soviétique, les Alliés avaient délibérément implanté des groupes nazis et fascistes en Europe occidentale lors d’une opération au nom de code « Stay behind ». L’idée était que ces groupes anticommunistes endurcis soient activés en cas d’invasion soviétique et créent un mouvement de résistance immédiat, en plus d’être bien placés pour faire échouer tout mouvement communiste local. Ces groupes disposaient de caches d’armes, d’argent et de couverture. / Opération Gladio. Parmi les pays européens qui s’inquiétaient le plus était l’Italie, dont le parti communiste jouissait d’avancées politiques et obtenait des succès électoraux notables dans les années 1950. Alarmés, les Américains avaient apparemment activé la branche italienne de l’opération « stay behind » pour créer une organisation dans le cadre d’une opération au nom de code « Gladio » (épée) recrutant un réseau d’agents et d’agitateurs de droite, prêts à s’opposer à une prise de pouvoir communiste. / C’est là qu’intervint Lucio Gelli. Ses contacts notables dans la communauté du renseignement et chez les néo-fascistes en faisait l’homme idéal pour l’emploi. Il était soit-disant une pièce maîtresse de la mise en route de l’opération « Gladio ». Gelli avait été initié dans une loge maçonnique de Rome en 1965, puis en 1967 avait été nommé secrétaire de la loge P2. Même si selon la loi italienne toutes les loges devaient déclarer leurs membres auprès des services gouvernementaux, la P2 était une loge « couverte » (privée) dès le départ, et convenait donc parfaitement à des objectifs clandestins. Gelli s’était employé à la transformer en société secrète politique susceptible de servir la cause anticommuniste.

[…]

Gelli avait utilisé ses considérables contacts pour recruter l’élite de la société italienne et sud américaine, dont financiers, hommes d’affaires, propriétaires de médias (dont Silvio Berlusconi) […]. Lorsque les archives de la loge avaient été saisies en 1981, la liste des membres mentionnait trois membres du conseil des ministres, 43 membres du parlement italien et les chefs des services secrets italiens. […] / Seul Gelli connaissait la liste complète des membres de la P2. Outre Il Venerabile, le Vénérable, il était aussi surnommé Il Burattinaio, le marionettiste. […] / Dans le cadre de l’opération « Gladio », la P2 était supposée avoir été derrière nombre d’opérations « fausses bannières », éléments d’une « stratégie de tension » — attaques apparemment imputées aux extrémistes de gauche, visant à retourner l’opinion publique contre eux et à noircir le nom des politiciens communistes légitimement élus. La P2 est censée s’être associée à la CIA et aux services secrets italiens pour créer des agents provocateurs et fonder les Brigades rouges […]. / Un complot encore plus incroyable a été dévoilé lors de la mort du populaire cardinal Albino Luciani 33 jours seulement après son élection comme pape sous le nom de Jean-Paul I. Les théoriciens de la conspirations allèguent qu’il avait juré de mettre de l’ordre dans les finances pourries de la Curie et du Vatican en se débarrassant des membres et affiliés de la P2 — qui avaient préféré s’en débarrasser. Les suspicions avaient été attisées par l’absence d’autopsie et par les rumeurs de preuves manquantes et de documents disparus. / Le pire s’était produit le 2 août 1980 : une bombe explosait à la gare de Bologne et tuait 85 personnes. La véritable histoire de ce massacre reste vague et controversée, le procès des présumés coupables traînant pendant des décennies. On pense généralement qu’un groupe terroriste néofasciste en était responsable. Cependant, un haut gradé des services de renseignements militaires italiens avait été accusé d’avoir fabriqué des preuves pour détourner l’attention de Licio Gelli. […] / Toutes ces actions faisaient partie du programme anticommuniste de la P2.

[…]

La P2 se retrouva dans un complexe réseau de délits financiers qui finit par provoquer sa chute. Deux membres importants de la P2 étaient les banquiers Michele Sindona (1920-1986), sicilien tenu pour avoir été l’un des grans financiers de la Mafia, et Roberto Calvi (1920-1982), le président du Banco Ambrosiano, la plus grande banque d’Italie. Avec l’aide de Lucio Gelli, ces hommes et les institutions avec lesquelles ils travaillaient avaient participé à toutes sortes d’irrégularité financières à grande échelle, dont la « disparition » de centaines de millions de dollars de fonds, volés entre autre au Vatican. / Les scandales bancaires de la fin des années 1970 ont incité les autorités à enquêter sur Sindona et Calvi. […] les deux hommes ont fini par être traduits en justice. Sindona avait été condamné à une peine de 25 ans, mais était mort en prison, affirmant avoir été empoisonné. Calvi avait été condamné à 4 ans de prison en 1981, mais libéré en attendant un appel. / […] Les enquêtes avaient conduit les autorités à la villa de Gelli, où elles avaient découvert une liste des membres de la P2 qui a choqué le pays. La liste contenait plus de 900 noms et des indices quant à l’existence d’un millier d’autres. […] / L’histoire était toutefois loin d’être finie. En 1982, on a découvert dans les comptes du Banco Ambrosiano un « trou » de 1,287 milliard de dollars, provoquant peu après sa faillite. Roberto Calvi, tenu généralement pour avoir floué la Mafia en plus de s’être engagé dans une fraude financière à grande échelle, s’était réfugié à Londres. Le 18 juin, il avait été découvert pendu sous le Blackfriars Bridge avec des briques dans ses poches. Le même matin, sa secrétaire de longue date avait « sauté » par la fenêtre de son bureau. […] / Recherché dans le cadre de ces scandales et crimes, Gelli s’était enfui en Suisse […]. S’évadant de la prison Suisse, il s’était réfugié en Amérique du Sud, puis s’était livré aux autorités en 1987. [Il est extradé en Italie où il n’a été condamné qu’en 1998 à 12 ans pour l’affaire Ambrosiano.] Alors qu’il avait été assigné à résidence dans sa villa, il avait réussi une fois de plus à s’enfuir. / Six mois plus tard, il a été arrêté dans un appartement de Cannes. Conduit à l’hôpital après une légère attaque, on dit qu’il aurait tenté de se suicider. En octobre 1998, il a été reconduit en prison en Italie. On ne sait pas avec certitude s’il purge encore sa peine. / […] En 2008, Gelli a provoqué l’indignation en apparaissant dans une série documentaire de la télévision italienne pour défendre sa vie et son œuvre, déclarant lors d’une conférence de presse : « Je mourrai fasciste. » Il avait également rendu hommage à Silvio Berlusconi, actuel premier ministre de l’Italie, membre à part entière de la P2 […]. Comme préconisé par le plan de la P2, Berlusconi a réussi à réunir la plupart des médias italiens sous son contrôle direct ou indirect. […]

Joel Levy, La Bible des Sociétés Secrètes, Guy Trédaniel Éditeur.